2011-03-20

Stratagème n° 33 : le stratagème de l’espion retourné

Le piège revient à son envoyeur.
Le Yijing dit : un allié dans la place assure ma sécurité.

La tâche d’un agent provocateur est de semer la division chez l’ennemi. Retourner un agent c’est se servir de celui que l’ennemi m’envoie pour lui renvoyer la politesse.
A la mort du roi, son fils monta sur le trône du royaume de Yen. Il n’aimait pas le général Yue Yi. Tian Dan, général de Qi, alors en guerre avec le royaume de Yen, renvoya un agent retourné qui transmit la rumeur suivante : le général Yue Yi a un différend avec le roi de Yen. Il craint d’y laisser sa tête. Son but secret est de négocier une union avec les forces de Qi pour organiser un coup d’Etat et s’emparer de ce royaume. Mais, du côté de Qi, on hésite encore. Voilà pourquoi il met si peu d’ardeur à emporter la place de Jimo (dont le siège se prolonge). Les gens de Qi sont très inquiets à l’idée que Yue Yi pourrait perdre son poste, car avec un autre général leur citadelle de Jimo tomberait rapidement. Le roi de Yan entendit cette information. Il démit de son poste Yue Yi qui trouva refuge dans le royaume de Zhao. Le nouveau général qui fut nommé à sa place entraîna la perte de l’armée.
***
Su Dai, qui était au service de Yen, avait réussi à gagner la confiance du monarque de Qi. Il adressa une missive secrète à son employeur : le moment est venu de lancer une expédition militaire contre Qi. Je me charge de vous faciliter la tâche. Puis il envoya un de ses partisans suggérer au prince de Qi de nommer Su Dai général : les troupes de Yen sont faibles et indécises. Les qualités éminentes de Su Dai en viendront à bout facilement. Le roi fut convaincu. Il dit à Su Dai : je vous fais général. Su Dai déclina modestement cette offre : je ne saurais remplir cette mission. Vous feriez mieux de choisir quelqu’un d’autre. Me nommer à la tête de vos armées nous entraînerait à une défaite certaine et je me retrouverais prisonnier à Yen. Quand la défaite est certaine, il ne faut pas se lancer dans une entreprise.
Le roi insista : allez-y, je vous connais bien. Su Dai prit donc le commandement de l’armée de Qi et partit au combat. La défaite de Qi se solda par la perte de vingt mille hommes. Su Dai rassembla les troupes qui lui restaient pour défendre la ville de Yangcheng. Puis il se rendit auprès du prince de Qi et lui dit : tout est de ma faute. Je demande à être déféré devant vos fonctionnaires de justice pour payer de ma vie la bévue que j’ai commise. Le prince de Qi le consola : mais non, c’est moi qui me suis trompé. Vous n’êtes pas à blâmer.
Le lendemain, Su Dai adressa au monarque de Yen une nouvelle missive secrète pour le presser de lancer un assaut immédiat contre Yangcheng. Il envoya également un des ses partisans auprès du roi de Qi pour lui faire la suggestion suivante : la première défaite que nous avons subie était une simple malchance. Mais nos adversaires sont trop confiants et croient que la chance est toujours avec eux. Ils ont eu l’imprudence d’attaquer Yangcheng. Il faudrait que vous nommiez Su Dai une seconde fois à la tête de nos armées. Comme il est responsable d’une première défaite, il va certainement faire tous ses efforts pour se racheter et remporter une grande victoire. Le monarque y consentit. Il donna le poste de général à Su Dai. Celui-ci refusa encore. Le roi insista et l’envoya à Yangcheng. La ville tomba. Trente mille hommes de Qi périrent. Le peuple de Qi se rebella. Yen déclencha une grande expédition contre Qi. Qi fut écrasé.
***
Il y a cinq catégories d’agents secrets : (1) l’agent local, recruté parmi les habitants du pays ennemi ; (2) l’agent rapproché, recruté dans le proche entourage du monarque rival, qui peut se choisir parmi les hommes de talent que l’ennemi ne sait pas employer à leur juste valeur, parmi ses fonctionnaires qui ont subi une punition, parmi les favoris personnels du prince qui sont avides de fortune ou parmi ceux qui attendent impatiemment que leur Etat subisse une défaite afin de trouver l’occasion de déployer leurs talents ; (3) l’agent retourné est un agent de l’adversaire que l’on paie richement pour rapporter des informations, ou encore un agent de l’adversaire que l’on charge sans qu’il s’en aperçoive de transmettre de fausses nouvelles ; (4) l’agent mort dont la tâche implique qu’il laisse sa vie dans l’affaire ; (5) l’agent vivant qui doit survivre à tout prix pour revenir faire son rapport.
L’agent retourné est le plus important, car c’est aussi celui qui en sait le plus long sur le camp adverse (et peut lui transmettre les fausses informations de la manière la plus crédible).
Zhou Yu, général de Wu, se préparait à barrer la route à la flotte de Cao Cao qui descendait vers le sud. Cao Cao, de son côté, voulait connaître ses intentions et nouer avec lui une alliance secrète. Pour préparer le terrain, il lui envoya un émissaire du nom de Jiang Gan, qui avait jadis connu Zhou Yu, lorsque tous deux étaient étudiants. Quand Jiang Gan arriva au camp de Zhou Yu, celui-ci lui fit un accueil chaleureux. Il prépara un grand festin pour son hôte et le présenta à tout son état-major en ces termes : voici mon vieux camarade d’études. Il nous arrive du nord, mais se défend absolument d’être un émissaire de Cao Cao, ne vous inquiétez pas.
Et toute la compagnie se mit à boire et à festoyer joyeusement. La soirée était déjà bien avancée quand Zhou Yu dit à son hôte : je commence à être ivre. Il faut que je me retire. Mon vieil ami acceptera-t-il de partager ma couche comme au temps où nous étions étudiants ? Et Zhou Yu, apparemment dans un état de complète ébriété, prit Jiang Gan par la main pour le mener jusqu’à son lieu de repos. Là Zhou Yu s’abattit de tout son long sur le lit et, sans même prendre la peine de se déshabiller, s’endormit aussitôt. Mais, dans cette étrange situation, Jiang Gan ne put trouver le sommeil. Il se tournait et se retournait sur sa couche en écoutant passer les heures. On venait de frapper la deuxième veille quand il se releva et regarda autour de lui, à la lumière d’une petite lampe restée allumée. Zhou Yu dormait toujours comme une masse, ronflant à grand bruit. Sur une table de travail proche du lit, Jiang Gan aperçut une pile de documents. Il s’approcha à pas de loup pour en prendre connaissance.
C’était une correspondance suivie. Une enveloppe portait les noms des expéditeurs. A sa grande stupéfaction, Jiang Gan découvrit qu’il s’agissait des deux plus proches généraux de Cao Cao, Zhang et Cai. Et il se mit à lire fébrilement les missives. Vous savez bien que si nous sommes passés de votre côté, ce n’est pas en espérant recevoir des avantages matériels, mais à cause de la situation critique dans laquelle nous nous trouvons. (…) Nous attendons l’occasion de vous envoyer la tête du rebelle Cao Cao. Quand tout sera prêt, un messager vous préviendra. Ne doutez pas de notre sincérité.
Ainsi murmura Jiang Gan, il y a donc des traîtres dans notre camp. Et il fit main basse sur la lettre. Au moment où il se préparait à continuer sa lecture, Zhou Yu se retourna bruyamment sur le lit. Jiang Gan moucha la lampe et regagna sa couche d’un bond. Zhou Yu se mit alors à marmonner dans son sommeil : tu sais, mon vieux Jiang Gan, je vais te la montrer bientôt la tête de Cao Cao. Reste avec moi, mon vieux, tu pourras… la voir la tête… de Cao Cao. Là-dessus Zhou Yu replongea dans le sommeil. On venait de battre la quatrième veille quand un inconnu fit irruption dans la chambre et appela : Général… vous dormez ? Zhou Yu, brusquement tiré de ses rêves, s’écria : hein ? Quoi ? Qui est à mes côtés, là dans mon lit ? L’homme répondit : c’est votre vieil ami Jiang Gan. Je viens vous prévenir que celui que nous attendons est arrivé du nord. Chut, fit Zhou Yu et il appela : Jiang Gan ! Mais Jiang Gan feignait de dormir d’un sommeil profond et ne bougeait pas. Zhou Yu et son ordonnance se glissèrent alors sans bruit en dehors de la tente. Jiang Gan les entendit parler à voix basse. Il ne comprit qu’une seule phrase : les deux généraux Zhang et Cai disent que, pour l’instant, ils ne peuvent encore rien faire… Puis Zhou Yu revint sous la tente et se recoucha.
Jiang Gan, craignant que le vol de la lettre ne soit découvert, quitter le camp dès l’aube pour rapporter à Cao Cao ce qu’il avait entendu. Convaincu, Cao Cao fit appeler les deux généraux et ordonna qu’ils soient décapités. Ainsi, à la veille de la bataille de la falaise rouge, perdit-il deux de ses meilleurs et plus fidèles généraux car, bien entendu, toute l’affaire était un piège mis au point par Zhou Yu pour retourner involontairement le malheureux espion.
***
C’est par un stratagème semblable que Hitler convainquit Staline de se débarrasser du général Toukhatchevski.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire