2011-03-20

Stratagème n° 34 : le stratagème de la blessure

Nul n’est fou au point de se meurtrir lui-même. Une blessure est donc gage de sincérité. Si le mensonge contient assez de vérité pour rendre plus vrai que la vérité même, le piège fonctionnera.
Le Yijing dit : le naïf nous porte chance. Il n’oppose pas la moindre résistance.

La mission d’un agent provocateur est de créer la suspicion dans le camp ennemi. Un agent retourné sert à confirmer les soupçons que l’ennemi nourrit vis-à-vis de membres de son camp. Mais le stratagème de la blessure consiste à feindre un conflit dans mon propre camp pour introduire un agent dans celui de l’ennemi. Envoyer chez l’ennemi un membre de mon camp avec lequel j’ai un différend pour proposer à l’autre un accord secret ou une alliance ouverte contre moi relève du stratagème de la blessure.
En 297 av. JC, Cao Cao, ayant achevé l’unification du Nord après l’extermination de Yuan Shao, décida d’entreprendre la conquête du Sud, où la famille Sun s’était constituée une zone d’influence, autonome et relativement stable, dans la région de Wu. Il réunit donc une flotte importante et entreprit de descendre le fleuve Han pour aller à la rencontre de ses adversaires. Liu Bei, qui venait de fuir Jingzhou sous la pression de Cao Cao, et son conseiller Zhuge Liang décidèrent d’unir les forces dont ils disposaient à celles de Wu et de combattre de concert avec Sun Quan, maître de la région, et son général, Zhou Yu. Un plan fut fixé : il fallait à tout prix incendier la flotte du Nord. Il était indispensable de trouver un moyen de s’approcher assez près des bateaux de Cao Cao pour y mettre feu.
Zhou Yu, commandant en chef de la flotte de Wu, était en train d’y réfléchir quand il reçut dans sa tente la visite de l’un des deux généraux de Wu, un certain Huang Gai. Zhou Yu lui expliqua son projet et ajouta : je cherche quelqu’un pour feindre de se rendre à Cao Cao et nous permettre de mener à bien l’entreprise. Hélas, il faudrait pour cela qu’il soit prêt à supporter un traitement désagréable afin de convaincre Cao Cao de la sincérité de son engagement. Huang Gai dit : j’ai reçu assez de bien de la famille Sun pour endurer sans regret quelques souffrances à leur service. Je me porte volontaire pour cette mission. Zhou Yu dit : vous en serez sans aucun doute récompensé. Et les deux hommes, après avoir mis au point le plan, se séparèrent. Le lendemain Zhou Yu assembla son état-major pour lui annoncer : la flotte de Cao Cao est forte d’un million d’hommes. Nous ne saurions en venir à bout. Je vous demande donc de réunir les vivres et le fourrage nécessaires pour tenir trois mois. Nous allons adopter une politique défensive.
Huang Gai fit remarquer : ce n’est pas de trois mois de vivres dont nous avons besoin en ce cas, mais de trente. Si nous nous contentons de contenir la flotte du Nord, nous n’en viendrons jamais à bout. Si nous ne sommes pas de force pour attaquer dans les plus brefs délais, il faut nous rendre. A ces mots, Zhou Yu devint blême de fureur : j’ai reçu le commandement de la flotte avec pour mission d’anéantir l’ennemi. Celui qui parle de reddition ici est passible de mort. Mais, devant les supplications de ses officiers, Zhou Yu se contenta de faire administrer à Huang Gai cent coup de bâton. Au cinquantième coup, le dos de Huang Gai n’était plus qu’une masse sanglante. Les officiers demandèrent grâce. Zhou Yu consentit et se retira sous sa tente en maugréant. On conduisit Huang Gai sous sa tente et on l’étendit sur un lit. Tous ses pairs vinrent un à un prendre de ses nouvelles. Et chacun, dans son cœur, fut révolté du cruel traitement qui lui avait été infligé.
En dépit de ses souffrances, Huang Gai ne perdit pas de temps. De son lit de douleur, il envoya un émissaire auprès de Cao Cao pour le prévenir que, tout en restant fidèle à ses maîtres, il considérait que Zhou Yu, qui s’acharnait à livrer un combat désespéré, était un danger pour l’Etat de Wu. Il proposa donc à Cao Cao une alliance secrète : je souhaite mettre à votre disposition mes équipages et leurs équipements, connaissant votre générosité et la manière dont vous savez combler d’honneurs vos subordonnés qui s’en montrent dignes. Cao Cao, qui connaissait à fond ses classiques de stratégie, fut pris d’un doute : mais vous me jouez là le « stratagème des chairs endolories », dit-il à l’émissaire. D’abord, la missive que vous m’apportez ne comporte aucune précision sur le lieu et la date du rendez-vous que Huang Gai parle de me fixer. Ne savez-vous donc pas qu’une missive qui contient l’ébauche d’un projet de cette sorte ne doit pas porter de date afin de ne pas ruiner l’entreprise par un excès de précipitation ? Soit. Cao Cao réfléchit longuement et il fut convenu que Huang Gai et sa troupe viendraient se joindre à la flotte de Cao Cao dès qu’ils en auraient l’occasion. Un pavillon vert fut planté à la poupe de leurs bateaux : c’était le signal convenu. C’est ainsi qu’au prix d’un douloureux traitement Huang Gai su mener à bien la première partie du piège. Quant au reste de l’affaire, on la trouvera en lisant les notes du stratagème suivant (n°35).
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Le recours au stratagème des chairs endolories peut inclure l’usage de la quatrième catégorie d’agent secret définie par Sun Tsu : l’agent mort. Cette sorte d’agent peut non seulement ignorer la triste fin qu’on lui réserve, mais éventuellement ne pas se rendre compte qu’on le manipule, ainsi que le montre l’anecdote suivante.
Le duc de Zheng voulait lancer une offensive contre l’Etat de Hu. Il donna tout d’abord sa fille en mariage au suzerain de ce pays puis annonça à ses ministres : je veux faire la guerre. Qui donc attaquer ? Un haut dignitaire du nom de Guan Qisi répondit : le pays de Hu. Le duc se fâcha très fort et s’écria : Hu est maintenant notre frère. Comment pouvez-vous oser suggérer de l’attaquer ? Et il fit exécuter Guan Qisi. Le suzerain de Hu entendit parler de cette affaire et estima que Zheng étant un allié sûr, il pouvait cesser tout préparatif de défense de ce côté-là. Zheng lança alors une attaque surprise contre le pays de Hu et remporta la victoire. On voit que le duc de Zheng sut habilement utiliser Guan Qisi comme agent mort.
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Si l’on a affaire à des rebelles, recourir à un engagement direct est difficile et leur proposer de déposer les armes risque d’éveiller leur méfiance. Une méthode efficace pourrait être la suivante : prendre un condamné à mort, lui faire changer de vêtements et lui donner ceux d’un officiel. Puis lui proposer secrètement la chose suivante : demain, quand à la réunion du conseil la question de savoir s’il faut lutter ou négocier sera débattue, vous soutiendrez à grand bruit la première solution. Si tout se passe bien, vous serez libéré, sinon, la mort vous attend. Le lendemain, le condamné fera ce qu’on lui a demandé. Il suffira de le décapiter sur l’heure en proclamant que le général en chef veut des négociations et que tous ceux qui seront d’un avis contraire subiront son sort. Toute l’armée sera alors terrifiée et se rangera à l’opinion qu’il convient de négocier. Quand les bandits l’apprendront, ils viendront parlementer. Il suffira alors de découvrir qui, dans le camp ennemi, cherche à tirer parti des négociations pour préparer un piège et se débarrasser de ces adversaires déloyaux en lançant contre eux une attaque de nuit. Cette méthode offre le double avantage de permettre une victoire et d’affermir le prestige de nos armes. Les rebelles qui méditent des traîtrises méritent d’être tués. Les condamnés à mort d’être exécutés. Cette méthode est nettement supérieure à celle du duc de Zheng qui tua un innocent pour attaquer sa belle-famille.

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