2011-03-20

Stratagème n° 27 : faire l’idiot et ne pas laisser libre cours à sa fureur

Mieux vaut feindre de ne rien savoir et de n’avoir pas la moindre intention d’agir, plutôt qu’affecter de savoir et s’obstiner à faire n’importe quoi. Ne pas bouger c’est ne pas dévoiler son projet.
Le Yijing dit : le tonnerre se dissimule sous une nuée opaque.

Il faut cacher ce que l’on sait et prétendre n’avoir pas la moindre intention d’agir aussi longtemps que toute action s’avère impossible. Tant que le moment d’agir n’est pas venu, il faut demeurer dans l’immobilité et paraître le plus idiot possible. Si, au contraire, on laisse libre cours à sa passion, à la manière d’un fou furieux, on dévoilera sans nul doute ses intentions, l’action sera lancée à contretemps et éveillera les soupçons de chacun. Le fou perd donc, et l’idiot gagne.
Faire l’idiot est une méthode qui peut être utilisée face à un adversaire, mais également pour commander ses propres troupes. Sous la dynastie des Song, les populations méridionales manifestaient une profonde dévotion à l’égard des esprits.
Avant de se mettre en marche pour châtier les barbares, le général Di Wuxiang adressa aux dieux la prière suivante : je ne sais encore si nous allons au-devant de la victoire ou de la défaite. Voici cent pièces de monnaie. Je vais les lancer en l’air et si le destin nous est favorable, faites en sorte qu’elles retombent toutes du côté face. Ses officiers voulurent le retenir. Vous ne pouvez prendre un tel risque. C’est tout le moral de l’armée qui est en jeu. Mais Di Wuxiang, sans leur prêter la moindre attention, lança les pièces devant toutes les troupes qui écarquillaient grand les yeux. Elles retombèrent toutes du côté face. Une immense clameur monta de l’armée, ébranlant les campagnes environnantes. Di Wuxiang était fort satisfait. Il ordonna à ses officiers d’aller chercher cent clous et de river les pièces à la place même où elles étaient tombées. Puis il fit recouvrir le tout d’une gaze verte qu’il scella de sa main. Ces pièces demeureront ici en gage de notre victoire. A notre retour, je les reprendrai et offrirai un grand sacrifice aux dieux pour les remercier de leur bonté. Sa mission accomplie, Di Wuxiang revient et récupéra ses pièces. C’est seulement alors que ses officiers découvrirent qu’elles avaient deux côtés face.
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Les généraux Cao Bin et Pan Mei venaient de donner l’assaut à la ville de Taiyuan. Ils allaient obtenir la victoire quand Cao Bin fit signe à l’armée impériale de revenir en arrière. Pan Mei insistait pour continuer la bataille, mais son collègue refusa fermement. Ils battirent donc en retraite et retournèrent vers la capitale. Ils allaient faire rapport de leur campagne à l’empereur Taizu quand Pan Mei renouvela ses demandes d’explication. Cao Bin lui chuchota : l’empereur en personne a tenté de prendre cette ville il y a quelques années. Il n’a pas réussi. Si nous avions remporté ce succès, notre compte était bon. Et ils entrèrent dans la salle où les attendait le souverain. Cao Bin prit la parole : le génie guerrier et l’intelligence sans pareille de Votre Majesté ne lui ont pas permis d’emporter cette victoire. Comment y serions-nous parvenus ? L’empereur hocha la tête et se tu.
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Les princes sont, on le sait, solitaires. Cernés par une foule de ministres et de courtisans qui multiplient autour d’eux intrigues, traquenards et flatteries, ils sont nourris de rapports truqués et d’informations inexactes, tombant facilement sous la coupe de leurs favoris qui ont tôt fait de les transformer en marionnettes. La marge de manœuvre dont dispose le détenteur du pouvoir est étroite, et il voit aussitôt son prestige décroître ; une marque excessive de confiance, et le fragile équilibre de son entourage est rompu ; la moindre marque de préférence pour une politique plutôt que pour une autre, et voici la porte ouverte aux opportunistes et aux flatteurs. Le prince doit donc se reposer sur un atout principal : le mystère. Selon ce principe, le prince ne laissera rien paraître de ses goûts de ses projets, de son plaisir ou de son déplaisir. Il doit demeurer aussi impénétrable qu’une souche, pareil à une haute montagne dont nul ne peut apercevoir le sommet, pareil à un abîme dont nul ne saurait scruter les profondeurs.
Ji Xingzi élevait pour son roi un coq de combat. Au bout de dix jours, on lui demanda : le coq est-il prêt ? Ji Xingzi dit : non, il est encore trop fier et sûr de lui. Dix jours plus tard, on renouvela la même question : non, il réagit encore aux sons et aux ombres. Dix jours passèrent encore et Ji Xingzi répondit à nouveau : non, il a encore un regard furieux et une vigueur apparente. Après dix autres jours enfin, Ji Xingzi dit : on y est presque. Si d’autres coqs chantent, celui-ci ne réagit pas. Il ressemble à un coq en bois. Il est totalement inattaquable. Les autres coqs n’osent pas l’affronter. Dès qu’ils le voient, ils se sauvent.
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En 234, Sima Yi se retrancha dans un camp fortifié. Sous peine de mort, il interdit à ses officiers de tenter la moindre sortie, sachant que le temps travaillait pour lui. Zhuge Liang, qui menait le siège, s’impatientait. Pour précipiter l’engagement, il mit dans un coffret une robe de soie blanche et un peigne à cheveux et le fit porter au quartier général de son adversaire avec une missive. Sima Yi reçut l’envoyé de Zhuge Liang devant son état-major et ouvrit le coffret et lu la lettre : Cher Sima Yi, vous êtes un général réputé, commandant toutes les armées de la plaine centrale. Or, ces temps-ci votre humeur n’est pas très belliqueuse. Je vous vois vous blottir dans un nid douillet, loin du fracas des armes au lieu de chercher à trancher notre conflit. Cette attitude est tout juste digne d’une femme. Je me permets donc de vous faire parvenir ces quelques parures. Si vous restez au fond de votre trou, elles sont vôtres. J’accepte d’avance vos remerciements. Mais si la honte vous prends enfin et qu’un cœur d‘homme batte en votre poitrine, sortez et mesurons-nous.
Sima Yi sentit monter en lui la rage mais se contient et avec un sourire, dit au messager : Alors Zhuge Liang me croit devenu une femme ? Il accepta le cadeau et ordonna que le messager soit traité avec égards. Il lui demanda: mais Zhuge Liang, comment dort-il ? Mange-t-il assez ? N’a-t-il pas trop de travail ? L’envoyé répondit : notre général se lève chaque jour avant l’aube et ne se couche qu’au plus profond de la nuit. Il examine lui-même tous les dossiers disciplinaires quand le châtiment est de plus de vingt coups de fouet. Quant à manger, quelques bols de céréales chaque jour composent son ordinaire. Sima Yi dit à la cantonade : et bien, voilà notre ami Zhuge Liang qui mange peu et travaille trop. Tiendra-t-il longtemps ainsi ? Le messager retourna au camp de Zhuge Liang et rapporta les paroles de Sima Yi. Lorsqu’il en fut à la remarque, Zhuge Liang poussa un soupir : oh, comme il me connaît bien… Quelques temps plus tard, épuisé et malade, Zhuge Liang mourait.
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En 239, le nouveau monarque de Wei étant trop jeune pour régner, Sima Yi se vit confier, avec un autre dignitaire, Cao Shuang, la charge de l’Etat. Or, Cao Shuang rêvait d’évincer Sima Yi. Quelques années plus tard, Cao Shuang adressa une supplique au jeune empereur, le priant d’élever son rival à la dignité de précepteur impérial. L’empereur accepta. Cette fonction était, certes, une promotion pour Sima Yi, mais elle lui retirait tout pouvoir réel. Le haut commandement de l’armée revient à Cao Shuang qui s’empressa de nommer ses frères aux postes clefs.
Devant cette situation, Sima Yi décida de s’enfermer chez lui, sous le prétexte d’une maladie. Cao Shuang ne su que penser de l’état de santé de Sima Yi. Craignant une ruse, il résolut d’en avoir le cœur net. Il pria donc Li Sheng, qui venait d’être nommé administrateur de Jingzhou, d’aller faire ses adieux à Sima Yi et de lui décrire l’état dans lequel il le trouverait. Li Sheng se fit annoncer à la porte du palais où Sima Yi s’était reclus. Apprenant sa visite, Sima Yi jeta son bonnet en grande hâte, s’ébouriffa les cheveux, s’alita et pria deux petites servantes de le soutenir, comme s’il n’avait pas la force de se dresser sur sa couche.
Li Sheng fut introduit dans la chambre, s’inclina et dit : je n’ai pas eu l’honneur de voir Votre Seigneurie depuis bien longtemps. Voilà que le Fils du Ciel me fait administrateur de Jingzhou. Je viens donc vous faire mes adieux avant d’aller prendre ma nouvelle fonction….Sima Yi dit : ah bon, vous allez à Pingzhou ? Mais c’est au fin fond des terres du Nord. Couvrez-vous bien pour le voyage ! Li Sheng répéta : j’ai dit Jingzhou, pas Pingzhou. Ainsi votre Seigneurie est donc bien mal ! Les servantes ajoutèrent : notre maître est devenu sourd.   Sima Yi et pointa un doigt vers sa bouche en faisant mine de demander un peu de bouillon.  Une servante alla en chercher un bol. Sima Yi le porta à ses lèvres, fit un faux mouvement, et le bol se renversa sur sa robe. Il émit alors un grand râle et se mit à hoqueter. Je suis bien vieux et bien malade. Ma mort est toute proche.
Et il se renversa sur le lit en râlant. Li Sheng prit congé et s’en alla décrire à Cao Shuang dans quel état il l’avait trouvé. Cao Shuang en fut fort aise : si la vieille crapule y passe, ce n’est as moi qui m’en plaindrai.  Quelques temps plus tard, Cao Shuang organisa une grande chasse à laquelle il convia le monarque. Ses frères et leur clique escortaient le char impérial. A peine eurent-ils quitté la ville que Sima Yi battit le rappel de ses partisans et s’empara de la cité avant d’en faire fermer les portes. Il adressa un mémorandum à l’empereur, l’invitant, s’il souhaitait rentrer dans sa capitale, à démettre de leurs fonctions les membres du clan de Cao Shuang. N’ayant pas d’autres choix, l’empereur les fit arrêter et décapiter et rentra se placer sous l’autorité de Sima Yi qui restait seul maître de l’Etat. L’affaire se déroulait en 249. En 365, un petit-fils de Sima Yi fondait la dynastie des Jun.
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Dans les années 250 avant notre ère, Li Mu fut chargé de protéger la frontière nord des attaques des barbares. Il couvrait les frais de son armée par des taxes levées sur les marchés de la région et ces ressources importantes lui permettaient de consacrer chaque jour un certain nombre de têtes de bétail à l’alimentation de ses hommes. Il les entraînait au tir à l’arc à cheval, techniques des barbares, et disposait d’un réseau de tours de guet qui signalait de loin l’approche de l’ennemi en allumant des feux. Il utilisait aussi de multiples agents de renseignement. Li Mu traitait ses troupes avec générosité, mais avait énoncé le règlement suivant : en cas de raid barbares, tout le monde doit rentrer à l’abri dans les fortins et ne pas riposter. Tout engagement inconsidéré sera puni de mort. Chaque fois que les barbares faisaient irruption, les tours de guet transmettaient le signal de loin et toute l’armée rentrait dans ses fortifications sans oser transgresser les ordres du général. Il s’en tint à cette tactique pendant de nombreuses années et n’eut pas à déplorer la moindre perte parmi ses hommes pendant tout ce temps.
Mais les barbares les prenaient pour des lâches. Le roi Zhao blâma Li Mu de sa trop grande prudence. Li Mu ne tint aucun compte de l’avis de son suzerain. Le roi de Zhao, courroucé, le démit alors de son poste et nomma à sa place un autre général. Une année passa. A chaque raid des barbares, le nouveau général lançait une contre-offensive, se soldant presque toujours par un échec. L’armée subit de lourdes pertes et l’économie de la région fut ruinée.
Le roi pria Li Mu de reprendre son ancien poste, mais celui-ci prévint le roi : si vous me rappelez en poste, je reprendrai ma vieille méthode. Le roi y consentit. Li Mu reprit donc son ancienne affectation et remit en vigueur le règlement précédent : pas d’affrontement sous peine de mort. Plusieurs années passèrent. Les succès des barbares s’étaient arrêtés net. Mais tout le monde prenait toujours Li Mu pour un lâche. Les primes importantes qui étaient destinées à récompenser les succès des armées des frontières n’étaient attribuées à personne. Tous les soldats enrageaient et rêvaient de livrer enfin la bataille décisive.
Li Mu engagea alors mille trois cents chars de guerre, treize mille cavaliers, cinquante mille fantassins et cent mille tireurs d’élite, et les prépara au combat. Il ordonna que de grands troupeaux de bétail pâturent librement dans la steppe et toute la population de la région sortit à découvert. Les barbares sautèrent sur l’aubaine. Ils lancèrent d’abord une petite attaque pour tâter le terrain. Li Mu ordonna à son armée de battre en retraite, en sacrifiant délibérément plusieurs milliers d’hommes. Le chef barbares lança alors toutes ses troupes à l’attaque. Li Mu avait préparé un grand nombre de pièges dans les arrangements de son armée. Il prit les barbares en tenaille entre les deux ailes de sa disposition, massacra plus de cent mille cavaliers barbares et détruisit plusieurs tribus. Le chef barbare prit la fuite et la frontière fut pour longtemps pacifiée après cette victoire.

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