2011-03-20

Stratagème n° 26 : montrer du doigt le mûrier pour blâmer le sophora

Un chef qui veut soumettre ses subordonnées doit d’abord leur faire éprouver une vive frayeur en guise d’avertissement.
Le Yijing dit : la manière forte se révèle efficace. L’approche du danger rend docile.

Si un officier est indiscipliné face à l’ennemi, s’il se ri des ordres, et si toute tentative pour acheter son obéissance renforce son mépris de mon autorité, il faut donc volontairement commettre une erreur et punir les fautes de quelqu’un d’extérieur, en guise d’avertissement discret. On stimule aussi les ardeurs par les promesses de gain, mais aussi par la menace. Ce peut être une méthode utile pour un général qui vient d’être muté à la tête d’une armée qu’il ne connaît pas.

La haute silhouette du sophora abrite à l’ombre de sa ramure le chétif mûrier, de même que les grands personnages s’entourent d’une cour de clients et de protégés. S’attaquer à l’un des séides pour menacer indirectement son maître est une pratique courante.
C’est ainsi que la révolution culturelle commença par un article publié le 10 novembre 1965 par le Wenbui bao, le quotidien de Shanghai, dénonçant la pièce théâtrale de Wu Han, « la destitution de Hai Rui », comme une herbe vénéneuse (terme réservé aux œuvres réactionnaires). Wu Han, historien et polémiste de renom, était en même temps vice maire de Pékin. L’attaque visait en fait son supérieur hiérarchique, Peng Zhen, maire de cette ville, qui avait couvert de son autorité la sortie de l’œuvre incriminée. Peng Zhen, une fois tombé, la campagne de critique remonta après mille détours jusqu’à Liu Shaoqi, président de la République, protecteur de Peng Zhen et chef de file du groupe dont Mao Zedong voulait se débarrasser.
Notons que les sophoras concernés tentèrent de multiples manœuvres pour protéger leur mûrier, démontrant ainsi leur collusion avec eux et apportant la preuve de leur propre culpabilité. La méthode de la campagne de critique échelonnée relève donc en même temps du stratagème des chaînes (n°35).
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Gan Mao venait d’être nommé chef des armées de l’Etat de Qin. Il s’était porté devant la ville de Yiyang et avait à trois reprises fait frapper le tambour d’attaque. En vain. Son armée n’avait pas bougé. Un de ses officiers lui dit : si vous n’arrivez pas à vous faire obéir, il est à craindre que nous allions au-devant de problèmes sérieux. Gan Mao répondit : j’ai gagné mon poste de ministre en faisant miroiter aux yeux de notre prince l’espoir de prendre cette ville. J’ai des rivaux acharnés. Je crois que si demain je n’ai pas plus de succès, Yiyang sera mon tombeau. Alors, réduit à sa dernière extrémité, Gan Mao vida sa cassette personnelle pour verser une prime à ses hommes. Lorsque le lendemain il battit à nouveau le tambour, l’armée partit à l’assaut et prit la ville.
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Faire appliquer des châtiments avant que l’armée n’ait accepté votre autorité aura pour seul effet de la rendre insoumise. Un général qui n’a pas encore gagné le soutien de ses troupes doit procéder avec prudence et user de voies indirectes pour affermir son prestige.
Tian Rangju pratiqua cette méthode avec succès. Les armées des principautés de Jin et de Yen marchèrent contre son Etat. Tian Rangju avait été recommandé au duc et celui-ci, séduit par ses connaissances en matière de stratégie, décida de le nommer général. Tian Rangju lui fit remarquer : je suis un homme de condition modeste. Si vous m’élevez à un si haut rang, il est à craindre que l’armée n’ait pas de respect pour moi. Un homme de peu n’a que peu de poids. Placez-moi sous l’autorité d’un de vos hauts dignitaires dont l’autorité est reconnue par tous. C’est à cette seule condition que j’accepterai la charge que vous me proposez. Le duc se rendit à ses arguments. Il nomma contrôleur militaire l’un de ses intimes du nom de Zhuang Jia qui fut chargé de superviser Tian Rangju. Celui-ci lui dit : nous nous retrouverons demain à midi, aux portes du camp, et il partit au grand galop rejoindre l’armée. Une fois sur place, Tian Rangju fit lever une perche pour compter les heures du soleil, puis fit déclencher les clepsydres et attendit son supérieur.
Or Zhuang Jia était un homme habitué aux honneurs et quelque peu vaniteux. Il considéra que son grade lui donnait le privilège de ne pas se presser. Ses proches ayant organisé un vin d’honneur pour son départ et oublia l’heure du rendez-vous. A midi, comme convenu, Tian Rangju fit abattre la perche, arrêter les clepsydres, et pénétra dans le camp pour entrer solennellement en fonctions. Il passa ses troupes en revue et leur annonça les règles de discipline qui seraient en vigueur pendant l’expédition. Le soir tombait quand Zhuang Jia arriva au camp. Tian Riangju lui demanda la raison de son retard. Zhuang Jia lui répondit : des collègues et parents ont organisé une petite fête pour moi. Elle a duré plus longtemps que prévu. Tian Rangju dit alors : celui qui reçoit son ordre de mission oublie à cet instant sa famille. Celui qui est soumis à la loi militaire n’a plus de parents. Celui qui entend battre le signal de l’attaque abandonne tout souci de sa propre vie. Or, l’ennemi est aux portes, tout le pays est en émoi, les soldats souffrent de la chaleur du jour et du froid de la nuit, le prince perd le sommeil et n’a plus goût à sa nourriture, le sort du peuple en somme est entre vos mains et vous participez à un festin ! Et Rangju appela l’officier chargé de l’application des peines disciplinaires. Que dit le code au sujet des retards ? L’officier répondit : le châtiment est la mort. A ces mots, Zhuang Jia fut envahi par la crainte. Il dépêcha un messager au duc pour demander du secours. Mais sans attendre l’avis du duc, Tian Rangju décapita Zhuang Jia devant toute l’armée.
Un long moment passa puis le messager arriva au grand galop portant un ordre de grâce. Tian Rangju dit : une fois que le général a pris son poste il n’est pas, selon la loi, tenu d’exécuter tous les ordres du prince. Il demanda à l’officier chargé de l’application des peines : que dit le code au sujet de la peine encourue par ceux qui entrent dans un camp au galop sans autorisation ? L’officier répondit : le châtiment est la mort. L’envoyé trembla. Tian Rangju ajouta : mais, selon le code, on ne peut pas exécuter l’envoyé de son prince. Et devant toute l’armée, en grande pompe, Tian Rangju décapita le serviteur du messager, tua le cheval de gauche de son équipage, cassa et arracha la partie gauche de la rampe de son char. Puis il laissa l’envoyé repartir faire son rapport et donna l’ordre de marche.
Tian Rangju s’occupa alors personnellement du cantonnement de ses homes, de leur approvisionnement, de la nourriture, des cuisines, des services médicaux et de la pharmacie. Il distribua à l’armée les rations supplémentaires auxquelles son grade lui donnait droit. Il alla en personne prodiguer ses encouragements aux vieux soldats et aux jeunes conscrits. Trois jours plus tard, on se prépara à l’attaque. Même les malades réclamèrent de participer au combat, chacun se disputant l’honneur de combattre sous les ordres d’un tel chef. Lorsque l’état-major de l’armée de Jin apprit à qui il avait affaire, il ordonna à son armée de plier bagages et de battre en retraite sans demander son reste. L’armée de Yan, elle, persista dans son projet d’attaque et fut écrasée.
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Bien entendu, une fois que l’armée a été ainsi domptée, il n’est pas recommandé d’opérer toujours avec autant de retenue. L’art de la guerre de Wei Liao propose le barème suivant : parmi les stratèges de jadis, celui qui était capable de faire exécuter la moitié de son armée était le meilleur général.
Yang Su, général de la dynastie des Sui, établit sa réputation sur une pratique fort proche de celle que ce texte recommande. C’était un général rusé et sévère, qui menait son armée avec une grande rigueur. A la veille de la bataille, il entreprenait soudain une enquête sur les fautes que ses hommes avaient commises et faisait exécuter les coupables, une bonne dizaine au moins, et, certains jours, plus de cent. Devant les flots de sang qui éclaboussaient le sol, il parlait et plaisantait, très à son aise. Au moment de l’attaque, il envoyait tout d’abord cent ou deux cent hommes pour lancer une escarmouche contre l’agencement ennemi. Si l’attaque n’était pas couronnée de succès, tous les soldats à leur retour étaient décapités. Il lançait ensuite une force un peu plus importante contre l’adversaire. En cas de nouvel échec, les hommes qui la composaient subissaient le même sort que les premiers. Toute l’armée, tremblante de terreur, était alors prête à lutter jusqu’à la mort et sortait toujours victorieuse du combat qui suivait. C’est ainsi que Yang Su devint un général célèbre.

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