2011-03-20

Stratagème n° 25 : voler la poutre, échanger le pilier sans faire trembler la maison

Obliger l’allié à modifier sans cesse la disposition de son armée. Profiter du désordre qui s’ensuit pour lui soustraire ses corps d’élite. Laisser les autres courir à la débâcle, avant de prendre en main la situation.
Le Yijing dit : mettre un bâton dans ses roues.

L’ordre de bataille d’une armée possède une architecture interne. Les places dites fléaux de la balance céleste sont des rangées est-ouest situés à l’avant et à l’arrière des troupes. Elles sont reliées par deux alignements nord-sud qui ont pris pour nom axes de la terre. Les fléaux sont la poutre, les axes le pilier. Cette charpente est composée des meilleures troupes de l’armée.
Au moment de livrer bataille en compagnie d’un allié, je peux l’amener à bouleverser à plusieurs reprises sa disposition initiale et, à la faveur de la confusion que créent ces contretemps, lui retirer ses corps d’élite ou les remplacer par les miens, afin de modifier la composition de sa charpente. Ceci fait, au premier engagement, tout son agencement s’effondrera et je pourrai alors aisément incorporer ses soldats. Ceci est la meilleure des tactiques lorsque l’on doit combattre un ennemi aux côtés d’un autre ennemi que l’on souhaite annexer.

La formule voler la poutre et changer le pilier peut également s’appliquer lorsqu’un parti réussit secrètement à retirer à son adversaire les alliés qui les soutiennent, sans même que celui-ci s’en rendre compte. C’est un renversement d’alliance de cette espèce qui causa la chute du clan Zhi.
Le clan Zhi était le plus puissant et l’ambition de Zhi Bo, aîné du clan Zhi, n’avait pas de bornes. En 456, Zhi Bo, demanda solennellement au clan Han de lui faire don d’un territoire de son propre fief. Han Kangzi, chef du clan Han, indigné par tant d’audace, voulut d’abord refuser. Son conseiller l’en dissuada : Zhi Bo est un homme avide et violent. Si nous n’accédons pas à sa demande, il nous arrachera de force le territoire qu’il convoite. Mieux vaut consentir à ce don. Son audace n’en sera qu’accrue. Il demandera certainement une autre terre à quelqu’un d’autre et, si celui-ci refuse, l’affaire se soldera sans doute par une expédition militaire. Nous verrons alors comment tirer partir de la situation.
Bien, dit Han Kangzi, et il fit don à Zhi Bo du territoire qu’il exigeait. Zhi Bo était ravi. Il s’empressa de sommer le clan Wei de lui abandonner à son tour l’une de ses terres. Wei Huanzi, chef du clan Wei, voulut lui aussi refuser. Mais son conseiller lui dit : ne dit-on pas que « pour perdre quelqu’un, il faut d’abord le soutenir ? Pour prendre, il faut d’abord donner ». Ce don rendra Zhi Bo encore plus audacieux. Beaucoup viendront alors se ranger à nos côtés de crainte de subir ses exactions. Mieux vaut céder et trouver des alliés que succomber seuls sous les coups de Zhi Bo.
Bien, fit Wei Huanzi, et il abandonna le territoire que Zhi Bo convoitait. Zhi Bo, ne s’arrêtant pas en si bon chemin, voulut encore s’approprier une terre qui appartenait au clan Zhao. Zhao Xiangzi, chef de clan, ne voulut rien entendre. Zhi Bo entre alors en fureur, leva ses armées, ordonna à Wei et Han de participer à l’expédition et marcha contre Zhao. Zhao Xiangzi trouva refuge derrière les murailles de la ville de Jinyang. Les armées de Zhi, Han et Wei l’encerclèrent et Zhi Bo fit détourner le cours d’une rivière voisine pour noyer la cité. L’eau monta bientôt à quelques toises du haut des remparts. Dans la villa la famine régnait. Les habitants échangeaient entre leurs enfants pour les manger, mais ils étaient tous prêts à lutter jusqu’à la mort. Un jour, Zhi Bo alla contempler le spectacle qu’offrait la cité assaillie par les flots. Wei Huanzi conduisait le char et Han Kangzi était à sa droite. Eh bien, s’exclama Zhi Bo, je sais maintenant qu’il suffit d’une rivière pour détruire une ville. A ces mots Wei Huanzi blêmit et donna un coup de coude à Han Kangzi qui lui répondit par une pression de pied sur le talon. Ils venaient de penser aux rivières qui coulaient non loin de leurs propres cités.
Un peu plus tard, un conseillers de Zhi Bo lui dit : Han et Wei vont se révolter. La victoire est proche, mais vos deux alliés font grise mine. Ils savent que lorsque Zhao sera détruit, leur tour viendra ensuite. Zhi Bo ne fit que rire de cet avis. Il dit à ses deux alliés : mon conseiller prétend que vous fomentez un complot ? Han Kangzi et Wei Huanzi s’écrièrent : Il a certainement été payé par Zhao pour semer la division entre nous. Vous savez bien que nous ne sommes pas de force à nous mesurer à vous. Le conseiller, apprenant que son maître avait répété ses propos, demanda à être relevé de ses fonctions et quitta le pays. Pendant ce temps, dans la ville de Jinyang, Zhao Xiangzi était rongé par l’inquiétude. Il envoya un émissaire parler en secret avec Wei Huanzi et Han Kangzi : Quand les lèvres sont coupées, le froid glace les dents. Quand nous serons tombés, vous tomberez ensuite. Nous en sommes convaincus, dirent les deux chefs, et ils passèrent un pacte secret avec Zhao. A la date convenue, Zhao Xiangzi envoya un commando lancer un raid de nuit contre la garde des digues qui contrôlaient l’inondation.  Après s’être emparés de la position, les hommes de Zhao détournèrent le courant, de sorte qu’il balaya le camp de Zhi Bo. Le déferlement des eaux y sema un grand désordre. L’armée de Zhao fit alors une sortie et attaqua de front le camp de Zhi Bo pendant que Han et Wei le prenaient en tenaille. Zhi Bo trouva la mort au cours du combat et ses armées furent mises en déroute. Les trois vainqueurs se partagèrent les terres de la famille Zhi, et Zhao Xiangzi fit laquer le crâne de Zhi Bo afin de s’en faire un hanap.
***
Les compagnies du début du siècle n’hésitaient parfois devant aucun moyen pour prendre un marché à leurs rivales. Les différentes gradations du stratagème voler la poutre, échanger le pilier peuvent être illustrées par la lutte sauvage qu’engagea pendant vingt-cinq ans la compagnie Anglo-américaine, fabriquant des cigarettes, contre la Société Pacifique Sud, sa concurrente sur le marché extrême-oriental. La première choisit pour l’emporter une méthode qui consistait à créer sans cesse de nouvelles marques. En 1914, elle lança la marque Couteau Tiré contre le Vaisseau Volant de sa rivale dans les provinces du Nord-Est. En 1915, à Canton, ce fut la Grosse Aiguille et la Grande Montagne contre les Globes de son concurrent. En 1936, constatant que la Hache d’Or de la Pacifique Sud était très populaire à Hankou, l’Anglo-américaine jeta à l’assaut l’Eventail de Brocard, l’Or, l’œuf d’Hirondelle le 8 mars et la Fortune.
Plus méchamment encore, elle tira parti de l’importance de son capital pour acheter de grandes quantités de cigarettes de la marque adverse et les laissa moisir avant de les remettre sur le marché. Elle incita, de plus, les marchands de tabac à demander à la société que les paquets détériorés soient échangés. La compagnie Anglo-américaine alla même jusqu’à soudoyer les gardiens des entrepôts de la Pacifique Sud à Djakarta pour qu’ils veillent à ne mettre en circulation que des cigarettes moisies. Enfin en 1931 à Hankou, l’Anglo-américaine fit remplir de cigarettes de très mauvaise qualité des paquets de Dragon de Platine, marque prestige de sa rivale. Des hommes de main se précipitaient ensuite dans les bureaux de tabac en jouant les clients furieux, exigeant leur remboursement. Tout ceci ruina définitivement la réputation de la marque concurrente.

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