2011-03-20

Stratagème n° 23 : choisir un ami lointain et un ennemi proche

Quand le jeu de l’un des protagonistes est bloqué, il doit se procurer ce qui lui fait défaut chez un voisin, mais éviter de se lancer dans une aventure lointaine.
Le Yijing dit : des puissances aux intérêts opposés peuvent contracter une alliance passagère.

En situation de guerre intestine où s’affrontent de multiples partis, les alliances se font et se défont en tout sens, au seul gré du profit que chacun y trouve. Une guerre contre un adversaire éloigné est difficile à mener. Une alliance avec lui peut, en revanche être achetée. Mais une alliance avec un voisin, si elle se renverse, est une source de dommages immédiats.
A partir de l’année -356, une réforme radicale du Premier ministre transforma l’Etat de Qin en une grande puissance économique et militaire. En -340, Qin commença son expansion vers l’est en conquérant sur son voisin Wei la rive occidentale du fleuve Jaune et en s’assurant de la passe de Hanguguan. Ces défenses naturelles renforçaient de manière considérable ses frontières. Les monarques de Han, Wei, Yan, Chu et Qi pouvaient dès lors entrevoir que les projets de Qin ne s’arrêteraient pas là. Le camp des six royaumes tentait de surmonter ses dissensions internes pour faire face à Qin qui s’efforçait, au contraire, de briser le pacte de défense mutuelle que ses rivaux avaient conclu. Fan Ju, un diplomate fit alors preuve d’une rare dextérité dans l’art de nouer alliances et contre alliances. Natif du pays de Wei, dans une famille pauvre, Fan Ju n’avait pu entrer au service de son monarque mais se contentait de travailler pour l’un de ses hauts dignitaires.
Il avait accompagné pendant plusieurs mois son maître lors d’une ambassade à Qi. Le monarque de Qi, ayant eu vent de ses talents de rhéteur, lui fit alors porter de la viande, du vin et une forte somme d’argent. Fan Ju eut beau refuser ces dons, de crainte d’indisposer ses supérieurs, son maître l’apprit et entra dans une grande rage. Il était convaincu que Fan Ju avait été acheté par l’ennemi et lui avait fourni des informations secrètes. Il lui ordonna de rendre l’argent mais d’accepter la viande et le vin. De retour à Wei, le haut dignitaire fit un rapport au Premier ministre. Au cours d’un repas, il fit bastonner Fan Ju qui eut les côtes et les dents cassées. Fan Ju ne bougeait plus. On le roula dans une natte, on le jeta dans les latrines et les invités, ivres, se soulagèrent sur lui afin de servir d’exemple aux subalternes trop bavards. Fan Ju faisait le mort. Du fond de la fosse d’aisances, il héla un garde et lui promit une forte récompense s’il le tirait de ce mauvais pas. Fan Ju put ainsi s’échapper. Un peu plus tard, le ministre, dégrisé, fit rechercher Fan Ju. En vain.  Fan Ju changea de nom et vécut dans la maison d’un de ses concitoyens, nommé Zheng Anping.
Sur ces entrefaits, un envoyé du prince de Qin arriva à Wei. Zheng Anping s’introduisit dans la suite de l’ambassadeur. Celui-ci avait entendu parler des talents de Fan Ju et demanda à rencontrer le rhéteur. Zheng Anping lui dit alors : Je connais quelqu’un qui a des ennuis ici, mais il ne peut paraître en public. L’ambassadeur proposa qu’il vienne le voir la nuit. La rencontre eut lieu et l’envoyé de Qin, après la fin de sa mission, ramena Fan Ju clandestinement dans son cortège. A l’ouest de la passe de Hanguguan, les voyageurs croisèrent une colonne de chars et de cavaliers. Qui est-ce ? demanda Fan Ju. C’est notre Premier ministre, le marquis Rang, qui fait une tournée d’inspection. Fan Ju dit alors : c’est celui qui a accaparé tout le pouvoir dans votre royaume. Il ne doit pas aimer voir des étrangers de mon espèce entrer dans son domaine. Je vais me cacher dans la voiture de crainte qu’il ne tente de me nuire.
Le ministre de Qin vint quelques instants plus tard saluer l’ambassadeur : quelles nouvelles à l’est ? demanda-t-il. Rien de spécial, répondit l’ambassadeur. Avez-vous ramené avec vous un nouvel « invité » ? Ces gens-là ne sont bons à rien si ce n’est à semer le désordre dans les pays qu’ils visitent, grommela le marquis. A cette époque-là, les royaumes s’arrachaient rhéteurs et stratèges que l’on voyait souvent, après un seul entretien avec le monarque qui les avait invités, promus aux plus hautes fonctions et ce, au détriment des serviteurs de l’Etat en place depuis longtemps déjà. La suite du ministre s’éloigna. Fan Ju dit à l’ambassadeur : j’ai entendu dire que le marquis Rang est un homme intelligent, mais qu’il réagit un peu trop lentement. Il s’est douté qu’il y avait quelqu’un dans la voiture, mais ne l’a pas fait fouiller…. Il sauta à bas du chariot pour continuer sa route à pied et ajouta : il va le regretter…Quelques instants plus tard, une troupe de cavaliers envoyés par le ministre vint fouiller la voiture mais ne trouvèrent personne. Arrivé à Xianyang, la capitale de Qin, l’ambassadeur prévint le roi de l’arrivée de Fan Ju. Le roi ne prêta aucune attention à la nouvelle. Fan Ju se vit attribuer un logis, mais fut nourri au régime accordé aux hôtes de plus bas rang. Une année passa et Fan Ju attendait toujours.
Le marquis Rang était un frère cadet de la mère du roi. Devenu Premier ministre, il avait appelé à ses côtés les deux frères cadets du monarque et tous trois occupaient à tour de rôle les fonctions de commandant en chef des armées. Ils étaient fort aimés par la reine mère et jouissaient, grâce à cette faveur, d’immenses richesses. Cette bande des quatre monopolisait tout le pouvoir de l’Etat. Or, le marquis Rang décida, cette année-là, de lancer une expédition contre le royaume de Qi, situé à l’autre bout de l’empire. Cette entreprise n’était pas désintéressée : le marquis possédait un fief aux limites de Qi, et comptait bien agrandir ses terres. Fan Ju sauta sur l’occasion. Il adressa une supplique au roi de Qin. Comme elle eut l’heur de plaire au monarque, il lui accorda une audience.
Fan Ju pénétra dans le palais et, faisant mine d’ignorer l’étiquette, prit l’allée centrale où s’avançait le roi. Les eunuques voulurent l’en chasser en hurlant : Sa Majesté arrive ! Fan Ju répliqua : quelle majesté ? Vous n’avez ici qu’une reine mère et un Premier ministre. Le roi entendit ces paroles et, au lieu de se mettre en colère, vint en personne accueillir Fan Ju, en s’excusant : j’aurais depuis longtemps dû rechercher vos enseignements. Excusez mon comportement discourtois. Lorsque Fan Ju se retrouva en compagnie du souverain pour un entretien privé, il expliqua : le marquis Rang veut traverser le territoire de Han et de Wei pour attaquer Qi. Ceci n’est pas un plan ! Un petit nombre d’hommes sera insuffisant. Pour mener à bien cette entreprise, il faudrait un grand nombre d’hommes, ce qui, déplacés si loin de vos frontières, affaiblira votre Etat. Rappelez-vous la guerre de Qi contre Chu. Il y a quelque temps, Qi avait lancé une expédition victorieuse contre son rival et avait conquis un territoire de plus de dix mille li carrés. Combien en conserva-t-il ? Pas un pouce… Pour quelle raison ? Seulement à cause de la position géographique des deux pays. Qi était trop éloigné de Chu et sa victoire servit seulement les intérêts de Han et de Wei qui le dépouillèrent de ses conquêtes. Vous feriez donc mieux de vous allier avec les pays qui sont les plus éloignés de votre territoire et de concentrer vos assauts contre vos voisins. Ainsi le moindre pied de terre que vous gagnerez sera aisé à conserver. Le moindre pouce de terre que vous arracherez à l’ennemi viendra directement agrandir vos territoires.
Han et Wei sont les régions centrales, le pivot de l’empire. Il vous faut, dans un premier temps, effectuer un rapprochement diplomatique avec ces deux pays. Cela vous permettra d’intensifier les pressions contre les royaumes de Chu et de Zhao. Si Chu est alors le plus fort, Zhao viendra faire soumission. Si Zhao est le plus fort, Chu viendra faire soumission. Chu et Zhao seront tous deux passés de votre côté. Qi aura peur. Il vous couvrira de cadeaux pour obtenir votre amitié. Lorsque vous aurez noué des liens solides avec Qi, il vous sera alors aisé de vous emparer de Han et Wei… Le roi fut séduit par ces arguments, mais il ajouta : je souhaite depuis longtemps nouer de bonnes relations avec Wei, mais n’y puis parvenir. Que faire ? Fan Ju répondit : usez d’abord de mots humbles et de riches présents, puis proposez à Wei de lui céder un territoire. Enfin, si tout cela ne sert à rien, faites la guerre.
C’est ainsi que Fan Ju entra en faveur au pays de Qin. Sur ses conseils, le roi destitua la reine mère et chassa hors du territoire le marquis Rang et son groupe. Fan Ju devint Premier ministre. Il eut le plaisir de voir venir en ambassade à Qin le haut fonctionnaire de Wei, son ancien maître. Lors de la réception donnée à cette occasion, il le fit asseoir entre deux condamnés et l’obligea à se nourrir de foin comme une bête. Fan Ju ouvrit sa cassette personnelle à tous ceux qui l’avaient aidé. Il se souvint en ceci de la moindre invitation à dîner et tira vengeance du moindre regard dédaigneux. Il fut comblé d’honneurs par le prince, resta au pouvoir une dizaine d’années puis, à la suite d’un revers de fortune, céda sa place à un homme qu’il choisit et se retira de la vie publique.
C’était en 266 av. JC que Fan Ju avait, pour la première fois, parlé au roi. En 255, il quitta son poste. En 230, le royaume de Han succombait sous la pression de Qin. Il en alla de même en 225 pour Wei ; en 223 pour Chu ; en 222 pour Yan et Zhao. En 221, Qin détruisait Qi et se retrouvait seul maître de l’empire.

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