2011-03-20

Stratagème n° 03 : tuer avec une épée d’emprunt

Au sujet de l’ennemi, nul doute ne subsiste, mais quant à l’allié… il est moins sûr. Que l’on manœuvre celui-ci pour qu’il nous débarrasse de celui-là et que soi-même l’on ne s’en mêle pas.
Le Yijing dit : celui qui commande se renforce au détriment de celui qui obéit.

Faire faire à l’ennemi ce que je souhaite accomplir moi-même, voilà ce qui s’appelle lui emprunter sa force. Convaincre l’ennemi de se débarrasser de celui que je souhaite éliminer, voilà lui emprunter sa lame. Lui dérober ses biens, voilà qui est l’obliger à me financer. Piller ses réserves, voilà lui emprunter son matériel. Exciter ses dissensions internes, voilà lui emprunter ses généraux. Prendre ses tactiques et les utiliser, se servir de ses plans et les retourner contre lui, voilà ce qui s’appelle s’approprier sa stratégie. Ce que l’on ne saurait soi-même exécuter sans peine, il faut le faire exécuter par quelqu’un d’autre. Il n’est pas nécessaire d’en être l’auteur, l’essentiel est d’en recueillir le profit. Je puis même me servir d’un ennemi pour faire mes emprunts à un autre, en empruntant les emprunts qu’il a faits à l’autre. Faire en sorte que, sans le savoir, il emprunte pour moi ou même que, tout en le sachant, il ne puisse faire autrement.
Le ministre Tian Chang préparait un coup d’Etat dans le royaume de Qi. Il devait cependant encore compter avec l’opposition des hauts dignitaires du royaume et cherchait un moyen de la briser. Il eut donc l’idée de mobiliser leurs armées dans une guerre extérieure. Lu, petit Etat voisin, paraissait un adversaire tout indiqué. Tian Chang ayant convaincu son suzerain prépara l’ouverture des hostilités. Mais Lu était le pays natal de Confucius. Devant le péril imminent, celui-ci demanda à ses élèves d’intervenir et de sauver la terre de ses ancêtres. Zigong se porta volontaire et se rendit donc à Qi pour solliciter une entrevue avec Tian Chang :
Vous commettez une faute en attaquant Lu. Ce pays va vous causer de grandes difficultés. Les villes de Lu sont mal fortifiées, son territoire étroit, son prince est stupide et méchant, ses ministres fourbes et incapables. Son peuple déteste faire la guerre. Il vaudrait mieux que vous attaquiez Wu. Voilà l’adversaire qu’il vous faut. Les murailles des villes de Wu sont hautes et épaisses, son territoire vaste, ses armes de bonne qualité, ses soldats bien entraînés et bien nourris. Wu dispose de troupes d’élite, de matériel lourd en abondance. Ses administrateurs sont capables et savent défendre leur territoire. Une guerre avec un tel pays faciliterait vos affaires.
Tian Chang se fâcha : vous estimez donc facile ce qui est difficile et tenez pour une source de difficultés ce qui aux yeux de chacun est aisé. Qu’est-ce que vous me raconter ? Zigong répondit : j’ai entendu dire que si la politique extérieure d’un Etat est une source de difficultés, il convient de déclencher une guerre contre un adversaire faible. Mais si le problème vient d’une affaire intérieure, il vaut mieux affronter un ennemi puissant. Votre problème vient des autres ministres de votre prince qui ne cessent de s’opposer à vous. En remportant une victoire sur Lu, Qi va agrandir son territoire. Votre prince deviendra de plus en plus orgueilleux et tout le mérite reviendra aux commandants de l’armée, qui appartiennent aux clans de vos rivaux. Quant à vous, je ne vois pas ce que vous y gagnerez, sinon la perte progressive de votre influence. C’est pourquoi une guerre contre Wu serait plus profitable. La défaite de Qi serait certaine. Votre peuple mourrait sous les coups de vos ennemis. Les ressources des grandes familles s’épuiseraient à l’entretien de leurs troupes. Vous n’auriez donc plus de rivaux parmi les grands, ni d’opposition dans la population, et deviendrez ainsi le maître du pays.
Tian Chang dit : bien. Mais la guerre contre Lu est déjà décidée. Ordonner à l’armée de changer de cible éveillerait les soupçons de mes adversaires. Que faire ? Retardez le moment de l’attaque, répondit Zigong, et envoyez-moi en ambassade auprès du souverain de Wu. Je vais le convaincre de secourir Lu et de vous attaquer.  Tian Chang accepta le plan et Zigong partit pour Wu. Or le prince de Wu préparait une expédition pour anéantir définitivement l’Etat de Yue, sur sa frontière sud, qu’il avait déjà défait une première fois et soupçonnait de nourrir encore des espoirs de revanche. Mais Zigong n’eut aucun mal à faire admettre au monarque qu’une victoire contre Qi consoliderait sa position contre Jin son rival le plus dangereux. Le prince Wu accepta donc de venir au secours de Lu, à condition d’être assuré des intentions de Yue.
Zigong partit alors pour Yue et parla au prince Gou Jian. Il lui conseilla de différer ses projets de vengeance et d’attendre patiemment que Wu soit épuisé par ses campagnes militaires. Zigong se rendit encore à Jin pour prévenir le prince de cet Etat que Wu, après sa victoire contre Qi, tournerait certainement ses armes contre lui. Après avoir reçu de substantielles récompenses de tous ceux auxquels il avait prodigué ses conseils, Zigong rentra dans son pays. La suite fut conforme à ses plans. Wu défit Qi, laissant le champ libre aux ambitions de Tian Chang. Jin l’emporta sur Wu qui avait espéré profiter de sa première victoire pour se débarrasser de son principal rival, et Yue, bondissant sur l’occasion, porta à son ennemi mortel le coup fatal. Ainsi en un seul voyage Zigong sauva Lu, déstabilisa Qi, causa la perte de Wu, contribua à renforcer Jin et donna une brève hégémonie à Yue. Son ambassade avait précipité les unes contre les autres les puissances rivales et dans les dix années qui suivirent chacune d’entre elles en éprouva les conséquences.
***
Un cas judiciaire des plus curieux illustre aussi ce stratagème : il montre un vieillard avisé confier à une épée le soin d’accomplir ses dernières volontés.
A l’époque des Han antérieurs, vivait dans la région de Pei un vieil homme dont la fortune s’élevait à plus de deux cent mille pièces de bronze. Il n’avait qu’un fils encore en bas âge, dont la mère était morte, et une fille, très méchante. Le vieil homme tomba malade et appela sa famille pour écrire, en présence de tous, son testament. Il laissait tous ses biens à sa fille et ne légua à son fils qu’une épée : quand il aura quinze ans, il en prendra possession, précisa-t-il. Puis il mourut. Quand le garçon eut atteint l’âge requis, il réclama son dû, mais sa sœur refusa de le lui donner. L’adolescent alla donc porter plainte. Le gouverneur local prit connaissance de l’affaire, examina le testament et déclara à ses subordonnés : cette femme a un caractère très violent et son époux est un homme vil et avide. Le vieil homme a certainement craint qu’au cas où il lui transmettrait l’héritage qui lui revenait de droit, ils ne fassent un mauvais sort à l’enfant. Il a donc fait de sa fille son unique héritière, mais seulement à titre temporaire. Le legs de l’épée permet de le conclure. Il savait bien qu’à quinze ans son fils serait déjà en âge de se défendre et qu’il irait réclamer le bien que sa sœur lui refuserait certainement devant ce tribunal, qui prendrait ainsi connaissance de l’affaire. Ce vieillard était un homme qui voyait loin. Et là-dessus, il fut décidé que toute la fortune du vieillard reviendrait à son fils.

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