2012-04-07

Génocide du Rwanda : une intoxication psychologique

Il y a quelques années, j'ai écrit un article sur le génocide au Rwanda qui mettait l'accent sur le rôle de l'assistance technique militaire française. La lecture récente du livre de Jean-Francois DUPAQUIER "l'agenda du génocide. Le témoignage de Richard MUGENZI ex-espion rwandais" a motivé une nouvelle grille de lecture.
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Génocide du Rwanda : une intoxication psychologique
«Un génocide n’est ni un massacre ni un crime contre l’humanité. C’est une extermination rationnellement décidée et mise en œuvre par un Etat»[1].
Le rôle de la France pendant le génocide reste obscur. Des politiques et militaires français se voient accusés de complicité de génocide alors que ceux-ci démentent vigoureusement. En janvier 2008, à Kigali, le Ministre des Affaires Etrangères reconnaitra-t-il une faute politique mais pas de responsabilité militaire et on conçoit mal que la France se rende complice d’un génocide. Et pourtant celui-ci a bien eut lieu ? Alors que s’est-il passé ? Et s’il s’agissait d’une intoxication psychologique ?

Pour comprendre ce génocide, il faut comprendre la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR) développée après la défaite en Indochine. La DGR permet de gagner les guerres où l’enjeu est le contrôle des populations et la traque de l’ennemi intérieur afin d’éviter qu’il ne prenne le pouvoir. Pour cela, on crée une cohésion animique du peuple avec le chef, cohésion qu’on obtient par la terreur de masse»[2]. La DGR inclut des mesures de contrôle géographique (quadrillage), politique (hiérarchie parallèle) et de propagande (action psychologique).
La propagande exerce une pression sur le comportement d’un groupe, au bénéfice du groupe qui la diffuse. La propagande  est blanche quand sa source est revendiquée, grise si dans un souci tactique le doute est entretenu sur sa source et noire si elle prétend émaner d’une autre source que la véritable[3]. La propagande permet aussi de déshumaniser l’adversaire comme montrer un fellagha sous la figure d’un cancrelat qu’il faut écraser. Dès lors, tout est permis[4]. Le catalyseur ultime est la terreur qui s’obtient par l’assassinat, la disparition, la mutilation et la torture[5]. La peur paralyse l’homme qui, saisi par la terreur, se vide et dans lequel on peut verser le message que l’on veut[6].

En 1975, un premier accord de coopération militaire est signé avec la France. En 1991, la chute de l’URSS réactualise le complexe de Fachoda. Les chefs du FPR[7], issus des services secrets ougandais, tiennent un discours révolutionnaire et ont suivi des stages de guerre psychologique à Fort-Bragg (USA). Si les Américains se lancent à l’assaut de notre empire, c’est qu’ils nous considèrent comme une grande puissance. Nous allons leur prouver qu’ils ont raison. C’est affaire de prestige. Nous engagerons nos meilleures forces et vaincrons ces Khmers noirs [8].
Pourquoi la France se prête-t-elle à ce jeu ? Les alchimistes sortent de leur laboratoire afin de fourguer leur pierre philosophale. Mitterrand est un homme de pouvoir, fasciné par l’Histoire et les théories du complot et avec de solides amitiés dans les réseaux antigaullistes. Il est séduit par la guerre révolutionnaire. Afin de régénérer l’empire, ils proposent au président vieillissant un élixir de jouvence, une intrigue à sa hauteur : un complot contre la France[9].
Les généraux à la manœuvre, issus de l’infanterie de marine[10], ont comme spécialité d’instrumentaliser l’ethnicité en repèrant les lignes de fractures[11]. Ils préparent des notes quotidiennes pour Mitterrand, produisant une certaine convergence entre politiques et militaires, voire un certain formatage au sommet de l’État[12].
En octobre 1990, le FPR parvient à 90 km de Kigali. Avec l’accord du Rwanda, l’armée française met en scène une fausse attaque[13]. Dans la nuit, Kigali s’illumine de milliers de coups de feu. Les rebelles ont investi la ville, affirme aussitôt le gouvernement rwandais[14]. Pourtant, ils ne sont jamais entrés dans Kigali. C’est les FAR qui tirent, c’est une manipulation[15]. Dans la foulée, 150 parachutistes français débarquent à Kigali pour protéger les ressortissants français, contenir le FPR et servir de prétexte pour des arrestations massives. Comme l’écriront plus tard les parlementaires, nous sommes en plein dysfonctionnement institutionnel[16].
En avril 1991, l’armée française renforce son soutien : mise en place de secteurs opérationnels ; recrutement en grand nombre et quasi-doublement des effectifs ; réduction du temps de formation limité à l’utilisation de l’arme individuelle. L’avantage concédé aux rebelles en 1990 a été compensé par une offensive médiatique menée par les Rwandais. Ces mots ont un sens: «secteurs opérationnels» signifie «quadrillage» ; «recrutement en grand nombre» signifie «mobilisation populaire» ; «réduction du temps de formation» signifie «milice» et «offensive médiatique» signifie «guerre psychologique»[17]. De 1990 à 1994, la France a aidé le Rwanda à faire passer son armée de 5,000 à 50,000 hommes par un recrutement massif de miliciens.
L’Elysée traite le Rwanda de manière confidentielle, hors hiérarchie[18]. «Le premier commandant des forces françaises au Rwanda, évoque des distorsions préjudiciables à la gestion de la crise entre autorités de tutelles respectives. Il fait état d’une difficulté de doctrine, ces opérations faisaient progressivement l’objet d’une théorisation. Une doctrine, une théorisation, la France a fourni aux tueurs les moyens de leur ambition[19]. A partir de février 1992, un officier français conseille le président de la République et le conseiller du chef d’état-major des FAR sur l’organisation de l’armée, l’entraînement et l’emploi des forces[20]. L’armée française est au cœur du dispositif.
En 1993, l’amiral Lanxade, autorise le Commandement des Opérations Spéciales à développer des capacités de guerre psychologique au Rwanda qui servira de laboratoire. Le COS est placé sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées, lui-même placé sous l’autorité directe du président de la République. Le lien est organique et on ne peut plus direct. Le COS, est le bras armé du pouvoir[21].

Menacer du gel de l’aide, Habyarimana signe les Accords d’Arusha en août 1993 qui prévoient la fusion du FPR et des FAR et l’installation d’un gouvernement de transition. La MINUAR est créée en octobre 1993[22], en décembre il ne reste que 24 coopérants militaires français et 600 soldats du FPR s’installent à Kigali pour protéger les représentants du FPR. Le colonel Bagosora et les durs du régime refusent de partager le pouvoir et organisent une structure parallèle secrète qui instrumentalise les milices et organisent des troubles. Des machettes sont distribuées en grand nombre et le 6 avril 1994, l’avion présidentiel est abattu donnant le signal du déclenchement du génocide.

Comment s’est mise en place cette intoxication psychologique ? Dès la période coloniale, on s’évertue à distinguer Hutu et Tutsi selon la vision racialiste de l’époque. Ce distinguo ethnique sera repris par la suite et intériorisé par une partie de la population. Mais il faut beaucoup plus pour provoquer un génocide.

Le témoignage de Richard Mugenzi, opérateur radio est instructif[23]. Rare Rwandais à être polyglotte (kinyrwanda, swahili, lingala), Mugenzi est recruté par les FAR pour intercepter les communications radio du FPR. Il est formé par des instructeurs français aux techniques de guerre psychologique comme utiliser une fréquence ennemie pour faire passer de faux messages ou pour diffuser des bobards. Son travail consiste à intercepter des communications et à les traduire en français. Ces interceptions sont destinées à l’opinion publique rwandaise, aux FAR et aux officiels à Paris. Il travaille sous la supervision directe du colonel Nsengiyumva, chef des renseignements. Avec l’approbation de ses instructeurs français, il rédige des bobards que Mugenzi relaie. Ces bobards ont plusieurs buts : faire croire que le FPR est directement soutenus par l’Ouganda afin de disqualifier sa cause ; remonter le moral des FAR quand celui-ci s’effondre, etc. Selon Mugenzi, au fur et à mesure que la situation se dégrade jusqu’en 1994, le nombre de bobards augmente et représente 30% des messages. Afin d’amplifier cette action psychologique, les extrémistes créent la RTML en 1993, la sinistre radio-machette qui se chargera d’étendre la propagande ethnique aux campagnes afin de faire croire que l’ennemi extérieur c’est le FPR, l’ennemi intérieur c’est les Tutsi[24].

En influant sur les perceptions avec la propagande, surtout grise et noir, les alchimistes de la DGR ont provoqué une altération profonde du réel: on combat des Khmers noirs alors qu’il n’y a aucun lien avec l’Asie du SudEst, on confond FPR et Tutsi au point où, en février 1993, le ministre de la Coopération Marcel Debarge appelle tous les Hutu à s’unir contre le FPR, ce qui constitue dans ce contexte, un appel à la guerre raciale[25]. L’Elysée aussi, nourrit de schéma ethniste élaboré par ses propres troupes, s’est auto-intoxiqué ce qui explique probablement le dénie de Védrine et de Juppé quant à la responsabilité de la France. Mais certains militaires ne cachent pas leur orientation. Lors de l’opération Turquoise (juin 1994), à la fin d’une cérémonie, un cadeau est offert à l’amiral Lanxade qui est venu faire une tournée sur le terrain. Cintré dans son uniforme de marin, il déballe le présent. Il s’agit d’une plaque de bois, découpée de manière à figurer les contours du Rwanda. En guise de décoration, sont apposées de petites machettes. Debout, aux côtés de l’amiral, fier de son idée, le colonel Sartre sourit. Il rayonne de contentement[26].


[1] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.15
[2] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[3] Ministère de la défense nationale, Instruction provisoire sur l’arme psychologique TTA 117, juillet 1957, p.9
[4] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[5] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française.
[6] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.48
[7] FPR : Front Patriotique Rwandais
[8] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.270
[9] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.268
[10] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.458
[11] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.147
[12] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.364
[13] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.279
[14] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.242
[15] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.243
[16] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.280
[17] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.248
[18] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.246
[19] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.252
[20] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.179
[21] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.277
[22] Mission d’information parlementaire française (1998) p.207
[23] Jean-François DUPAQUIER, l’agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Karthala, 2010, 364p.
[24] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.450
[25] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.360
[26] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.106



Juliette Volcler: le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son

"Lalafalloujah", tel est le surnom donné par les GI's à la ville irakienne de Falloujah en 2004, alors qu'ils bombardaient ses rues de hard rock à plein volume. "C'était comme envoyer un fumigène", dira un porte-parole de l'armée états-unienne. Les années 2000 ont en effet vu se3développer un usage répressif du son, symptomatique de la porosité entre l'industrie militaire et celle du divertissement, sur les champs de bataille et bien au-delà. Rap, metal et même chansons pour enfants deviennent des instruments de torture contre des terroristes présumés. Des alarmes directionnelles servent de technologies "non létales" de contrôle des foules dans la bande de Gaza comme lors  des contre-sommets du G20, à Toronto et à Pittsburgh. Des répulsifs sonores éloignent des centres-ville et des zones marchandes les indésirables, adolescents ou clochards.
L'enrôlement du son dans la guerre et le maintien de l'ordre s'appuie sur plus d'un demi-siècle de recherches militaires et scientifiques. La généalogie des armes acoustiques, proposée ici pour la première fois en français, est tout autant celle des échecs, des fantasmes et des projets avortés, que celle des dispositifs bien réels qui en ont émergé. Aujourd'hui, l'espace sonore est sommé de se plier à la raison sécuritaire et commerciale. Souvent relégué au second plan au cours du XXe siècle, celui de l'image, il est devenu l'un des terrains d'expérimentation privilégiés de nouvelles formes de domination et d'exclusion. Et appelle donc de nouvelles résistances.

Livre intéressant, permet de découvrir une dimension inattendue du son.

Juliette Volcler: le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son, Edition La Découverte, 2011, 180p.

2012-01-15

Au coeur des services spéciaux. la menace islamiste: fausses pistes et vrais dangers

Depuis le début des années 1970, la question du terrorisme joue un rôle majeur dans les relations internationales. Mis en œuvre par des groupes palestiniens, par des Etats du Moyen-Orient agissant de façon clandestine ou par des services spéciaux obéissant à des hommes politiques tortueux, il a le plus souvent frappé des populations civiles sans défense. Durant trois décennies, il a constitué une constante préoccupation des services de sécurité occidentaux, devenant leur priorité absolue depuis le 11 Septembre et la revendication de la terreur par des fondamentalistes musulmans sans aucune implantation réelle.
Quelles sont les clés permettant de décrypter ces phénomènes ? Pourquoi les services secrets ont-ils mis tant de temps à les comprendre ? Qui sont les véritables idéologues du terrorisme moderne, ses commanditaires, ses financiers ? C’est à ces questions que répond dans ce livre Alain Chouet, devenu l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du problème après sa carrière de trente ans du terrain et à sa fine connaissance des sociétés musulmanes, dont il expose ici l’histoire avec un sens aigu de la pédagogie, il donne à voir une réalité aux antipodes des discours de désinformation qui accompagnent trop souvent l’actualité du « terrorisme islamiste », du Maghreb au Machrek, de l’Algérie à l’Afghanistan.
Avec une grande liberté de propos, il fait partager aux lecteurs ses inquiétudes, mais surtout sa lucidité sans œillères. Un témoignage de choix et des révélations chocs sur les vraies racines d’un mal profond.
Alain Chouet, né en 1946, diplômé de l’Ecole des langues orientales, est entré en 1972 au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), devenu en 1982 DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), où il a fini sa carrière en 2002 comme chef du service de renseignement de sécurité. Il est notamment l’auteur de La Sagesse de l’espion (L’œil neuf Editions, 2010).
Jean Guisnel, né en 1951, journaliste au Point, est l’auteur de nombreux ouvrages dont, à la Découverte, Services secrets. Les services de renseignement sous François Mitterrand (avec Bernard Violet, 1988), Les Généraux. Enquête sur le pouvoir militaire en France (1990), Guerres dans le cyberespace. Services secrets et internet (1995), Histoire secrète de la Ve République (direction avec Roger Faligot, 2006), Armes de corruption massive (2011).

Ecrit sous forme d’entretiens, c’est un livre intéressant qui permet de bien comprendre les logiques sous-jacentes et de décoder, avec moins de superficialité, les attentats terroristes qui marquent notre époque.

Alain Chouet, entretiens avec Jean Guisnel, Au coeur des services spéciaux. la menace islamiste: fausses pistes et vrais dangers, édition La Découverte, 2011, 319p.

2011-03-20

Stratagème n° 36 : la fuite est la suprême politique

Conserver ses forces intactes en évitant un affrontement.
Le Yijing dit : Retraite. Nulle faute.

Si le triomphe de l’ennemi est assuré et que je ne peux plus le combattre. Trois solutions s’offrent à moi : me rendre, négocier ou fuir. Capituler revient à subir une défaite complète. Négocier, une demi défaite. Mais fuir n’est pas une défaite. Eviter la défaite est le point tournant qui permettra peut-être de la transformer plus tard en victoire.
Le général Bi Zaiyu, de la dynastie des Song, avait longtemps tenu, face aux positions Jin. Il décida un beau soir de lever le camp. Il fit laisser en place toutes les bannières qui garnissaient ses remparts et ordonna encore que l’on suspende des chèvres par leurs pattes de derrière de telle sorte que celles de devant reposent sur des tambours. Goûtant fort peu cette position inconfortable, les chèvres battaient de toutes leurs forces sur les instruments en produisant un tel vacarme que les Jin ne s’aperçurent de rien et restèrent plusieurs jours encore sur leurs positions. Quand ils découvrirent la supercherie, Bi Zaiyu était déjà loin. Que voilà donc un maître dans l’art de la fuite !
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Le président Mao, théoricien de la réponse flexible, fut un partisan enthousiaste de la fuite ou, plutôt, de la retraite stratégique, méthode qui lui permit de préserver le potentiel de l’armée rouge en dépit de multiples campagnes d’encerclement et d’anéantissement menées par le Guomindang. Il arrive souvent que c’est en cédant du terrain qu’on le conserve. Comme on dit : pour prendre, il faut d’abord donner. Un spécialiste militaire étranger a dit : passer à la défensive stratégique, c’est commencer par éviter tout engagement décisif dans des conditions défavorables et ne le rechercher que lorsqu’une situation favorable a été créée. On peut passer à la contre-offensive lorsque deux au moins des conditions suivantes, avantageuses pour nous, désavantageuses pour l’ennemi, ont été obtenues par la retraite : aide active apportée par la population civile ; des positions de combat favorables ; une concentration entière de nos forces principales ; la mise en évidence des points faibles de l’ennemi ; l’épuisement moral et physique de l’ennemi ; une faute de l’ennemi.
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Pour recourir au trente-sixième stratagème, il n’est pas toujours nécessaire de prendre ses jambes à son cou. Il suffit parfois de savoir à temps détourner une conversation.
Liu Bei fut un grand maître en l’art de subir des humiliations temporaires qui, à la longue, lui gagnèrent un royaume. Il arriva qu’au cours de sa vie errante il vint se mettre au service de Cao Cao. Celui-ci le traita avec générosité, lui donna un poste et l’invita souvent à s’entretenir en sa compagnie. Un jour qu’ils partageaient un repas en tête à tête, Cao Cao fxa soudain Liu Bei et déclara : il n’y a aujourd’hui dans l’empire que deux héros : vous et moi. Liu Bei, qui était au pouvoir de Cao Cao, comprit fort bien la menace que constituait un pareil compliment. Il pâlît et laissa tomber ses baguettes et sa cuillère sur le sol. Un coup de tonnerre retentit au même instant et une grosse averse se mit à tomber. Liu Bei qui s’était repris se baissa calmement pour ramasser ses baguettes et s’excusa : le tonnerre me fait toujours un tel effet… Cao Cao rit et demanda : quoi ? Un homme de votre trempe craint le tonnerre ? Liu Bei répondit : Confucius lui-même n’était-il pas affecté par la majesté de ce son. Comment ne l’imiterai-je pas ? Et il dévia ainsi le sujet de la conversation. Cao Cao dès lors ne douta plus de ses intentions… et eut bientôt à s’en repentir.

Stratagème n° 35 : le stratagème des chaînes

Si la supériorité numérique de l’adversaire rend le combat inégal, il faut l’amener à se ligoter lui-même pour le réduire à l’impuissance.
Le Yijing dit : le ciel comble de faveurs le stratège.

Le stratagème des chaînes consiste à faire en sorte que l’ennemi se charge d’entraves pour ensuite l’attaquer. Un stratagème pour le ligoter, un stratagème pour frapper, cet enchaînement de deux stratagèmes vient à bout des plus puissantes armées.
Bi Zaiyu, général de la dynastie des Song, avait coutume de provoquer l’ennemi au combat, de se dérober puis de repartir de l’avant et ce à plusieurs reprises jusqu’à ce que, le soir tombant, il fasse répandre sur le champ de bataille de la soupe aux pois épicée. Cette opération exécutée, il repartait engager le combat pour rompre aussitôt et faire mine de fuir. L’adversaire, voulant tirer parti de son avantage, se lançait à sa poursuite mais ses chevaux affamés, ayant humé l’odeur appétissante de la soupe, s’arrêtaient net dans leur course pour s’en repaître, sans prêter la moindre attention aux coups de cravache. C’est alors que Bi Zaiyu choisissait de lancer la contre-offensive et remportait la victoire.
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Alors que Zhou Yu venait de mettre au point avec Huang Gai sa version du stratagème des chairs endolories, il reçut la visite d’un stratège de renom qui venait dans son camp pour lui proposer son assistance. L’homme avait pour nom Pang Tong. Il était spécialiste des questions militaires, habitait la région mais n’avait pas, jusqu’alors, pris part aux opérations. Il venait se joindre au camp de Wu pour participer à la difficile opération qui était sur le point d’être exécutée. Après avoir échangé les politesses d’usage, Pang Tong dit à Zhou Yu : une attaque par le feu paraît effectivement le meilleur moyen de venir à bout de l’armée de Cao Cao. Mais le cours du fleuve est large, et si vous réussissez à incendier un navire, les autres auront beaucoup de place pour manœuvrer et s’écarter. Je propose donc de recourir au « stratagèmes des chaînes ».
Sur ces mots, Pang Tong prit congé et, par un moyen détourné, se fit inviter dans le camp de Cao Cao. Celui-ci le reçut avec empressement, ayant entendu parler des qualités peu communes de son hôte dans le domaine des stratégies. Après lui avoir fait visiter son camp, Cao Cao interrogea Pang Tong en le priant de ne lui ménager ni ses critiques, ni ses suggestions. Votre camp naval est fort bien organisé, dit Pang Tong, mais l’état de santé de vos troupes me paraît inquiétant. Il y a beaucoup de malades parmi vos soldats. Cao Cao dut convenir que ses hommes, tous enfants des plaines du Nord, supportaient for mal le climat humide du Sud. Nombreux étaient ceux qui avaient contracté des fièvres pendant l’expédition. Cao Cao en était fort inquiet, craignant de voir une épidémie ravager son armée. Je crois que je connais un remède efficace, fit Pang Tong. Vos hommes ne sont pas habitués au tangage et au roulis qui secouent leurs embarcations. C’est cela qui les rend malades. Il faudrait stabiliser votre flotte. Classez vos embarcations par groupes de taille et reliez-les ensuite les unes aux autres à l’aide de chaînes solides par files de trente ou de cinquante. Puis, faites-les recouvrir de longs planchers de bois qui permettront aux hommes et même aux chevaux de s’y tenir à l’aise. Un dispositif de la sorte réduit les mouvements des bateaux et augmente leur stabilité.
Je vous suis infiniment reconnaissant de ce conseil, dit Cao Cao. Je vais immédiatement équiper ma flotte selon vos recommandations. Cao Cao donna ordres aux ateliers de son camp de fabriquer une grande quantité de chaînes de fer aux anneaux solides afin de préparer le dispositif. Quand tout fut prêt quelques jours plus tard, on vint prévenir Cao Cao : tous les bateaux sont enchaînés. La flotte attend que vous donniez le signal de l’attaque. Cao Cao lança alors son immense flotte contre le camp de Wu en direction du lieu dit la Falaise rouge, au confluent du Yangzi et de la Han. Soudain, alors qu’il se tenait à la proue du vaisseau amiral, il vit au loin des voiles de navires arborant une bannière verte. La chance est avec moi, s’écria Cao Cao. Huang Gai et sa flotte viennent me rejoindre ! Poussés par un vent favorable, les équipages de Huang Gai fendaient les flots à grande vitesse. Arrivé à deux lis de l’armée de Cao Cao, Huang Gai leva son sabre et une flottille de brûlots partit s’écraser contre les embarcations de l’ennemi. Le feu se propagea rapidement et, les bateaux enchaînés ne pouvant se dégager, un immense incendie couvrit toute la surface des eaux. Pendant que les armées de Wu et de Liu Bei se ruaient à la curée, Cao Cao comprit qu’il devait abandonner tout espoir. Désespéré par cet échec, il prit la fuite au grand galop en compagnie d’une petite troupe pour regagner le Nord.
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Toutes les manœuvres de déstabilisation qui accentuent les contradictions internes du camp ennemi attisent ses dissensions, affaiblissent son gouvernement, suscitent le désordre dans sa population et le rendent incapable de résister à une attaque extérieure relèvent de ce stratagème.
Le roi de Wei avait offert une belle au roi de Chu. Celui-ci s’était aussitôt épris de la jeune personne au point que son épouse principale s’en inquiéta. Elle décida de perdre sa rivale. Elle commença donc à la couvrir d’attentions, lui fournissant les plus beaux vêtements, la faisant dormir dans la meilleure chambre du gynécée, la comblant enfin de tant de faveurs que le roi en fut fort satisfait : mon épouse sait que je prise fort ma nouvelle concubine. Elle la chérit autant que moi. C’est ainsi qu’un sujet fidèle doit servir son prince. Je me réjouis de cette attitude. Sur ces entrefaits, l’épouse dit à la jeune fille : le roi vous trouve charmante… mais il n’aime pas votre nez. Vous feriez mieux de le cacher en sa présence. A leur entrevue suivante, la jeune fille eut donc grand soin de dissimuler son nez. Le roi s’en étonna et demanda à son épouse la raison de cette étrange contenance. Je crois que je la connais, répondit l’épouse. Dites-la-moi donc, même si elle est à même de me déplaire. L’épouse poursuivit : et bien, la nouvelle semble mal supporter l’odeur que répand Votre Majesté. Le roi entra en rage. Qu’on lui coupe donc le nez ! s’écria-t-il. Ce qui fut fait aussitôt.

Stratagème n° 34 : le stratagème de la blessure

Nul n’est fou au point de se meurtrir lui-même. Une blessure est donc gage de sincérité. Si le mensonge contient assez de vérité pour rendre plus vrai que la vérité même, le piège fonctionnera.
Le Yijing dit : le naïf nous porte chance. Il n’oppose pas la moindre résistance.

La mission d’un agent provocateur est de créer la suspicion dans le camp ennemi. Un agent retourné sert à confirmer les soupçons que l’ennemi nourrit vis-à-vis de membres de son camp. Mais le stratagème de la blessure consiste à feindre un conflit dans mon propre camp pour introduire un agent dans celui de l’ennemi. Envoyer chez l’ennemi un membre de mon camp avec lequel j’ai un différend pour proposer à l’autre un accord secret ou une alliance ouverte contre moi relève du stratagème de la blessure.
En 297 av. JC, Cao Cao, ayant achevé l’unification du Nord après l’extermination de Yuan Shao, décida d’entreprendre la conquête du Sud, où la famille Sun s’était constituée une zone d’influence, autonome et relativement stable, dans la région de Wu. Il réunit donc une flotte importante et entreprit de descendre le fleuve Han pour aller à la rencontre de ses adversaires. Liu Bei, qui venait de fuir Jingzhou sous la pression de Cao Cao, et son conseiller Zhuge Liang décidèrent d’unir les forces dont ils disposaient à celles de Wu et de combattre de concert avec Sun Quan, maître de la région, et son général, Zhou Yu. Un plan fut fixé : il fallait à tout prix incendier la flotte du Nord. Il était indispensable de trouver un moyen de s’approcher assez près des bateaux de Cao Cao pour y mettre feu.
Zhou Yu, commandant en chef de la flotte de Wu, était en train d’y réfléchir quand il reçut dans sa tente la visite de l’un des deux généraux de Wu, un certain Huang Gai. Zhou Yu lui expliqua son projet et ajouta : je cherche quelqu’un pour feindre de se rendre à Cao Cao et nous permettre de mener à bien l’entreprise. Hélas, il faudrait pour cela qu’il soit prêt à supporter un traitement désagréable afin de convaincre Cao Cao de la sincérité de son engagement. Huang Gai dit : j’ai reçu assez de bien de la famille Sun pour endurer sans regret quelques souffrances à leur service. Je me porte volontaire pour cette mission. Zhou Yu dit : vous en serez sans aucun doute récompensé. Et les deux hommes, après avoir mis au point le plan, se séparèrent. Le lendemain Zhou Yu assembla son état-major pour lui annoncer : la flotte de Cao Cao est forte d’un million d’hommes. Nous ne saurions en venir à bout. Je vous demande donc de réunir les vivres et le fourrage nécessaires pour tenir trois mois. Nous allons adopter une politique défensive.
Huang Gai fit remarquer : ce n’est pas de trois mois de vivres dont nous avons besoin en ce cas, mais de trente. Si nous nous contentons de contenir la flotte du Nord, nous n’en viendrons jamais à bout. Si nous ne sommes pas de force pour attaquer dans les plus brefs délais, il faut nous rendre. A ces mots, Zhou Yu devint blême de fureur : j’ai reçu le commandement de la flotte avec pour mission d’anéantir l’ennemi. Celui qui parle de reddition ici est passible de mort. Mais, devant les supplications de ses officiers, Zhou Yu se contenta de faire administrer à Huang Gai cent coup de bâton. Au cinquantième coup, le dos de Huang Gai n’était plus qu’une masse sanglante. Les officiers demandèrent grâce. Zhou Yu consentit et se retira sous sa tente en maugréant. On conduisit Huang Gai sous sa tente et on l’étendit sur un lit. Tous ses pairs vinrent un à un prendre de ses nouvelles. Et chacun, dans son cœur, fut révolté du cruel traitement qui lui avait été infligé.
En dépit de ses souffrances, Huang Gai ne perdit pas de temps. De son lit de douleur, il envoya un émissaire auprès de Cao Cao pour le prévenir que, tout en restant fidèle à ses maîtres, il considérait que Zhou Yu, qui s’acharnait à livrer un combat désespéré, était un danger pour l’Etat de Wu. Il proposa donc à Cao Cao une alliance secrète : je souhaite mettre à votre disposition mes équipages et leurs équipements, connaissant votre générosité et la manière dont vous savez combler d’honneurs vos subordonnés qui s’en montrent dignes. Cao Cao, qui connaissait à fond ses classiques de stratégie, fut pris d’un doute : mais vous me jouez là le « stratagème des chairs endolories », dit-il à l’émissaire. D’abord, la missive que vous m’apportez ne comporte aucune précision sur le lieu et la date du rendez-vous que Huang Gai parle de me fixer. Ne savez-vous donc pas qu’une missive qui contient l’ébauche d’un projet de cette sorte ne doit pas porter de date afin de ne pas ruiner l’entreprise par un excès de précipitation ? Soit. Cao Cao réfléchit longuement et il fut convenu que Huang Gai et sa troupe viendraient se joindre à la flotte de Cao Cao dès qu’ils en auraient l’occasion. Un pavillon vert fut planté à la poupe de leurs bateaux : c’était le signal convenu. C’est ainsi qu’au prix d’un douloureux traitement Huang Gai su mener à bien la première partie du piège. Quant au reste de l’affaire, on la trouvera en lisant les notes du stratagème suivant (n°35).
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Le recours au stratagème des chairs endolories peut inclure l’usage de la quatrième catégorie d’agent secret définie par Sun Tsu : l’agent mort. Cette sorte d’agent peut non seulement ignorer la triste fin qu’on lui réserve, mais éventuellement ne pas se rendre compte qu’on le manipule, ainsi que le montre l’anecdote suivante.
Le duc de Zheng voulait lancer une offensive contre l’Etat de Hu. Il donna tout d’abord sa fille en mariage au suzerain de ce pays puis annonça à ses ministres : je veux faire la guerre. Qui donc attaquer ? Un haut dignitaire du nom de Guan Qisi répondit : le pays de Hu. Le duc se fâcha très fort et s’écria : Hu est maintenant notre frère. Comment pouvez-vous oser suggérer de l’attaquer ? Et il fit exécuter Guan Qisi. Le suzerain de Hu entendit parler de cette affaire et estima que Zheng étant un allié sûr, il pouvait cesser tout préparatif de défense de ce côté-là. Zheng lança alors une attaque surprise contre le pays de Hu et remporta la victoire. On voit que le duc de Zheng sut habilement utiliser Guan Qisi comme agent mort.
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Si l’on a affaire à des rebelles, recourir à un engagement direct est difficile et leur proposer de déposer les armes risque d’éveiller leur méfiance. Une méthode efficace pourrait être la suivante : prendre un condamné à mort, lui faire changer de vêtements et lui donner ceux d’un officiel. Puis lui proposer secrètement la chose suivante : demain, quand à la réunion du conseil la question de savoir s’il faut lutter ou négocier sera débattue, vous soutiendrez à grand bruit la première solution. Si tout se passe bien, vous serez libéré, sinon, la mort vous attend. Le lendemain, le condamné fera ce qu’on lui a demandé. Il suffira de le décapiter sur l’heure en proclamant que le général en chef veut des négociations et que tous ceux qui seront d’un avis contraire subiront son sort. Toute l’armée sera alors terrifiée et se rangera à l’opinion qu’il convient de négocier. Quand les bandits l’apprendront, ils viendront parlementer. Il suffira alors de découvrir qui, dans le camp ennemi, cherche à tirer parti des négociations pour préparer un piège et se débarrasser de ces adversaires déloyaux en lançant contre eux une attaque de nuit. Cette méthode offre le double avantage de permettre une victoire et d’affermir le prestige de nos armes. Les rebelles qui méditent des traîtrises méritent d’être tués. Les condamnés à mort d’être exécutés. Cette méthode est nettement supérieure à celle du duc de Zheng qui tua un innocent pour attaquer sa belle-famille.