2012-04-07

Génocide du Rwanda : une intoxication psychologique

Il y a quelques années, j'ai écrit un article sur le génocide au Rwanda qui mettait l'accent sur le rôle de l'assistance technique militaire française. La lecture récente du livre de Jean-Francois DUPAQUIER "l'agenda du génocide. Le témoignage de Richard MUGENZI ex-espion rwandais" a motivé une nouvelle grille de lecture.
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Génocide du Rwanda : une intoxication psychologique
«Un génocide n’est ni un massacre ni un crime contre l’humanité. C’est une extermination rationnellement décidée et mise en œuvre par un Etat»[1].
Le rôle de la France pendant le génocide reste obscur. Des politiques et militaires français se voient accusés de complicité de génocide alors que ceux-ci démentent vigoureusement. En janvier 2008, à Kigali, le Ministre des Affaires Etrangères reconnaitra-t-il une faute politique mais pas de responsabilité militaire et on conçoit mal que la France se rende complice d’un génocide. Et pourtant celui-ci a bien eut lieu ? Alors que s’est-il passé ? Et s’il s’agissait d’une intoxication psychologique ?

Pour comprendre ce génocide, il faut comprendre la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR) développée après la défaite en Indochine. La DGR permet de gagner les guerres où l’enjeu est le contrôle des populations et la traque de l’ennemi intérieur afin d’éviter qu’il ne prenne le pouvoir. Pour cela, on crée une cohésion animique du peuple avec le chef, cohésion qu’on obtient par la terreur de masse»[2]. La DGR inclut des mesures de contrôle géographique (quadrillage), politique (hiérarchie parallèle) et de propagande (action psychologique).
La propagande exerce une pression sur le comportement d’un groupe, au bénéfice du groupe qui la diffuse. La propagande  est blanche quand sa source est revendiquée, grise si dans un souci tactique le doute est entretenu sur sa source et noire si elle prétend émaner d’une autre source que la véritable[3]. La propagande permet aussi de déshumaniser l’adversaire comme montrer un fellagha sous la figure d’un cancrelat qu’il faut écraser. Dès lors, tout est permis[4]. Le catalyseur ultime est la terreur qui s’obtient par l’assassinat, la disparition, la mutilation et la torture[5]. La peur paralyse l’homme qui, saisi par la terreur, se vide et dans lequel on peut verser le message que l’on veut[6].

En 1975, un premier accord de coopération militaire est signé avec la France. En 1991, la chute de l’URSS réactualise le complexe de Fachoda. Les chefs du FPR[7], issus des services secrets ougandais, tiennent un discours révolutionnaire et ont suivi des stages de guerre psychologique à Fort-Bragg (USA). Si les Américains se lancent à l’assaut de notre empire, c’est qu’ils nous considèrent comme une grande puissance. Nous allons leur prouver qu’ils ont raison. C’est affaire de prestige. Nous engagerons nos meilleures forces et vaincrons ces Khmers noirs [8].
Pourquoi la France se prête-t-elle à ce jeu ? Les alchimistes sortent de leur laboratoire afin de fourguer leur pierre philosophale. Mitterrand est un homme de pouvoir, fasciné par l’Histoire et les théories du complot et avec de solides amitiés dans les réseaux antigaullistes. Il est séduit par la guerre révolutionnaire. Afin de régénérer l’empire, ils proposent au président vieillissant un élixir de jouvence, une intrigue à sa hauteur : un complot contre la France[9].
Les généraux à la manœuvre, issus de l’infanterie de marine[10], ont comme spécialité d’instrumentaliser l’ethnicité en repèrant les lignes de fractures[11]. Ils préparent des notes quotidiennes pour Mitterrand, produisant une certaine convergence entre politiques et militaires, voire un certain formatage au sommet de l’État[12].
En octobre 1990, le FPR parvient à 90 km de Kigali. Avec l’accord du Rwanda, l’armée française met en scène une fausse attaque[13]. Dans la nuit, Kigali s’illumine de milliers de coups de feu. Les rebelles ont investi la ville, affirme aussitôt le gouvernement rwandais[14]. Pourtant, ils ne sont jamais entrés dans Kigali. C’est les FAR qui tirent, c’est une manipulation[15]. Dans la foulée, 150 parachutistes français débarquent à Kigali pour protéger les ressortissants français, contenir le FPR et servir de prétexte pour des arrestations massives. Comme l’écriront plus tard les parlementaires, nous sommes en plein dysfonctionnement institutionnel[16].
En avril 1991, l’armée française renforce son soutien : mise en place de secteurs opérationnels ; recrutement en grand nombre et quasi-doublement des effectifs ; réduction du temps de formation limité à l’utilisation de l’arme individuelle. L’avantage concédé aux rebelles en 1990 a été compensé par une offensive médiatique menée par les Rwandais. Ces mots ont un sens: «secteurs opérationnels» signifie «quadrillage» ; «recrutement en grand nombre» signifie «mobilisation populaire» ; «réduction du temps de formation» signifie «milice» et «offensive médiatique» signifie «guerre psychologique»[17]. De 1990 à 1994, la France a aidé le Rwanda à faire passer son armée de 5,000 à 50,000 hommes par un recrutement massif de miliciens.
L’Elysée traite le Rwanda de manière confidentielle, hors hiérarchie[18]. «Le premier commandant des forces françaises au Rwanda, évoque des distorsions préjudiciables à la gestion de la crise entre autorités de tutelles respectives. Il fait état d’une difficulté de doctrine, ces opérations faisaient progressivement l’objet d’une théorisation. Une doctrine, une théorisation, la France a fourni aux tueurs les moyens de leur ambition[19]. A partir de février 1992, un officier français conseille le président de la République et le conseiller du chef d’état-major des FAR sur l’organisation de l’armée, l’entraînement et l’emploi des forces[20]. L’armée française est au cœur du dispositif.
En 1993, l’amiral Lanxade, autorise le Commandement des Opérations Spéciales à développer des capacités de guerre psychologique au Rwanda qui servira de laboratoire. Le COS est placé sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées, lui-même placé sous l’autorité directe du président de la République. Le lien est organique et on ne peut plus direct. Le COS, est le bras armé du pouvoir[21].

Menacer du gel de l’aide, Habyarimana signe les Accords d’Arusha en août 1993 qui prévoient la fusion du FPR et des FAR et l’installation d’un gouvernement de transition. La MINUAR est créée en octobre 1993[22], en décembre il ne reste que 24 coopérants militaires français et 600 soldats du FPR s’installent à Kigali pour protéger les représentants du FPR. Le colonel Bagosora et les durs du régime refusent de partager le pouvoir et organisent une structure parallèle secrète qui instrumentalise les milices et organisent des troubles. Des machettes sont distribuées en grand nombre et le 6 avril 1994, l’avion présidentiel est abattu donnant le signal du déclenchement du génocide.

Comment s’est mise en place cette intoxication psychologique ? Dès la période coloniale, on s’évertue à distinguer Hutu et Tutsi selon la vision racialiste de l’époque. Ce distinguo ethnique sera repris par la suite et intériorisé par une partie de la population. Mais il faut beaucoup plus pour provoquer un génocide.

Le témoignage de Richard Mugenzi, opérateur radio est instructif[23]. Rare Rwandais à être polyglotte (kinyrwanda, swahili, lingala), Mugenzi est recruté par les FAR pour intercepter les communications radio du FPR. Il est formé par des instructeurs français aux techniques de guerre psychologique comme utiliser une fréquence ennemie pour faire passer de faux messages ou pour diffuser des bobards. Son travail consiste à intercepter des communications et à les traduire en français. Ces interceptions sont destinées à l’opinion publique rwandaise, aux FAR et aux officiels à Paris. Il travaille sous la supervision directe du colonel Nsengiyumva, chef des renseignements. Avec l’approbation de ses instructeurs français, il rédige des bobards que Mugenzi relaie. Ces bobards ont plusieurs buts : faire croire que le FPR est directement soutenus par l’Ouganda afin de disqualifier sa cause ; remonter le moral des FAR quand celui-ci s’effondre, etc. Selon Mugenzi, au fur et à mesure que la situation se dégrade jusqu’en 1994, le nombre de bobards augmente et représente 30% des messages. Afin d’amplifier cette action psychologique, les extrémistes créent la RTML en 1993, la sinistre radio-machette qui se chargera d’étendre la propagande ethnique aux campagnes afin de faire croire que l’ennemi extérieur c’est le FPR, l’ennemi intérieur c’est les Tutsi[24].

En influant sur les perceptions avec la propagande, surtout grise et noir, les alchimistes de la DGR ont provoqué une altération profonde du réel: on combat des Khmers noirs alors qu’il n’y a aucun lien avec l’Asie du SudEst, on confond FPR et Tutsi au point où, en février 1993, le ministre de la Coopération Marcel Debarge appelle tous les Hutu à s’unir contre le FPR, ce qui constitue dans ce contexte, un appel à la guerre raciale[25]. L’Elysée aussi, nourrit de schéma ethniste élaboré par ses propres troupes, s’est auto-intoxiqué ce qui explique probablement le dénie de Védrine et de Juppé quant à la responsabilité de la France. Mais certains militaires ne cachent pas leur orientation. Lors de l’opération Turquoise (juin 1994), à la fin d’une cérémonie, un cadeau est offert à l’amiral Lanxade qui est venu faire une tournée sur le terrain. Cintré dans son uniforme de marin, il déballe le présent. Il s’agit d’une plaque de bois, découpée de manière à figurer les contours du Rwanda. En guise de décoration, sont apposées de petites machettes. Debout, aux côtés de l’amiral, fier de son idée, le colonel Sartre sourit. Il rayonne de contentement[26].


[1] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.15
[2] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[3] Ministère de la défense nationale, Instruction provisoire sur l’arme psychologique TTA 117, juillet 1957, p.9
[4] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[5] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française.
[6] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.48
[7] FPR : Front Patriotique Rwandais
[8] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.270
[9] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.268
[10] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.458
[11] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.147
[12] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.364
[13] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.279
[14] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.242
[15] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.243
[16] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.280
[17] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.248
[18] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.246
[19] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.252
[20] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.179
[21] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.277
[22] Mission d’information parlementaire française (1998) p.207
[23] Jean-François DUPAQUIER, l’agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Karthala, 2010, 364p.
[24] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.450
[25] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.360
[26] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.106



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