«Un
génocide n’est ni un massacre ni un crime contre l’humanité. C’est une
extermination rationnellement décidée et mise en œuvre par un Etat»[1].
En
avril 1994, au Rwanda, eut lieu un des derniers génocides du XX siècle où près
de 800,000 Tutsi et Hutu de l’opposition furent massacrés en moins de 3 mois.
La France, qui soutenait le régime, reconnaît une faute politique mais pas de
responsabilité militaire comme le déclarait encore le 26 janvier 2008, Bernard Kouchner, Ministre des affaires
étrangères françaises, en présence du président rwandais Paul Kagamé à Kigali. Quel fut le
rôle et la nature de l’assistance technique militaire française (ATMF) sachant que les troupes françaises ne
participèrent que ponctuellement aux combats et que seuls quelques militaires
français étaient présents au moment du génocide ? Quelle était la nature
de la menace et quelles furent les mesures prises pour la contrer ?
Généralement, la guerre, encore plus un génocide perpétré par des «sauvages»,
demeure pour beaucoup inintelligible. Pourtant, pour amener des civils vivants
côte à côte depuis des siècles à s’entretuer, il faut une méthode. Cette
méthode, c’est la Doctrine de la Guerre Révolutionnaire (DGR) du colonel Lacheroy de l’Ecole militaire de Paris
formulée après la défaite française en Indochine. «La DGR n’implique pas une
volonté de génocide stricto sensu mais certains affirment que l’on peut, avec la
terreur de masse et l’utilisation de la machette, éliminer plus de gens qu’à
Hiroshima»[2]. «Cette
doctrine est apparue si performante qu’elle sera enseignée à toutes les
dictatures latino-américaines et aux Etats-Unis qui la mettent en oeuvre au Vietnam»[3]. Au Rwanda, la
DGR sera mise en œuvre dès la veille de l’indépendance par le colonel belge Guy
Logiest et presque tous les
officiers supérieurs rwandais, formés en Belgique ou en France, feront
l’apprentissage de cette doctrine.
La
Doctrine de la Guerre Révolutionnaire
«La
DGR permet de gagner les guerres où l’enjeu est le contrôle des populations et la
traque de l’ennemi intérieur afin d’éviter qu’il ne prenne le pouvoir. Pour
cela, il faut crée une cohésion animique du peuple avec le chef d’Etat, cohésion qu’on obtient par la terreur
de masse»[4]. Cette
doctrine combine trois dimensions : (1) une dimension verticale avec la mise en
place d’une hiérarchie parallèle qui se substitue au pouvoir civile en période
de troubles, (2) une dimension horizontale caractérisée par le quadrillage
territorial et le fichage systématique de la population afin de la fixer en
surface, (3) une dimension de guerre psychologique combinant propagande
(tracts, journaux et radio) et actions violentes (attentat, assassinat,
torture) afin de créer cette terreur de masse.
Hiérarchie
parallèle
- «En 1951, le lieutenant colonel Lacheroy
découvre sur le cadavre d’un commissaire politique l’organigramme du
Vietminh. Il comprend que chaque Vietnamien est pris dans un maillage
d’organisations formant des hiérarchies parallèles et clandestines
: organisations de jeunesse et professionnelles encadrant la population au
quotidien et doublant l’administration locale,
de la commune à la région. Ces organisations contrôlent les déplacements,
l’économie et assurent l’autodéfense des habitants. Les cadres du parti communiste
(10% de la population), disséminés à chaque échelon contrôlent le dispositif»[5]. Les
récalcitrants, les notables notamment, sont assassinés. Ce dispositif permet de
«retourner» la population qui finit par soutenir la guérilla. Lorsque la France
perd ce conflit, le colonel Lacheroy
devient le maître à penser de l’Ecole de guerre de Paris. La DGR sera mise en
pratique une première lors de la guerre d’Algérie en 1956.
Quadrillage - «A Alger, le
lieutenant-colonel Trinquier établit
un quadrillage par secteurs et sous-secteurs et recense toutes les familles.
Les chefs de famille sont intégrés dans un bureau au niveau du sous-secteur qui
s’intègre dans un ensemble plus grand, le secteur et ainsi de suite. En
parallèle, il établit un service de renseignement où chaque niveau va servir de
source de renseignements au niveau supérieur. A chaque sous-secteur et secteur
correspond un numéro qui figure sur la carte d’identité. Le quadrillage
territorial fonctionne «en double comptabilité». Lors d’un contrôle, le «numéro
minéralogique» permet d’identifier celui qui n’est pas au bon endroit et de
l’interroger»[6].
L’organisation
d’un quadrillage territorial serré avec une superposition de niveaux, institue de facto une
hiérarchie parallèle. En situation d’urgence, le militaire se substitue à
l’autorité civile et s’occupe de tous les domaines : justice, armée, etc. La
finalité logique de cette dynamique est le putsch comme à Alger le 23 avril
1961 ou à Kigali le 7 avril 1994. Contrairement au Vietminh, le gouvernement
rwandais n’opère pas dans la clandestinité. La dimension hiérarchique épouse le
quadrillage territorial et implique quatre niveaux: (1) l’akazu (petite
maison), soit l’entourage immédiat d’Habyarimana
et de sa femme, (2) les 300 cadres ruraux, (3) les 30,000 miliciens Interahamwe,
exécuteurs de base des massacres et (4) la garde présidentielle. «Les violences
épousent les frontières administratives du pays et s’arrêtent à une frontière
parce que le bourgmestre peut dire : «vous
massacrez, puis vous arrêtez de massacrer, jusqu’à la frontière administrative»[7].
Guerre
psychologique
- «La propagande exerce une pression sur l’émotivité et le comportement d’un
groupe donné, au bénéfice du groupe qui la diffuse. La propagande est (1)
blanche quand sa source est connue et officiellement revendiquée, (2) grise si
dans un souci tactique le doute est entretenu sur sa source, (3) noire si elle
prétend émaner d’une autre source que la véritable[8]. La
propagande combine des moyens matériels (presse, radio, rumeur), des moyens d’influence
(infiltration, compromission et intoxication) et des moyens actifs (grève,
sabotage et terrorisme !)»[9]. «La
propagande permet aussi de déshumaniser l’adversaire comme montrer un fellagha
sous la figure d’un cancrelat qu’il faut écraser. Dès lors, tout est permis»[10].
Mais
le catalyseur ultime, c’est la terreur. «La terreur exerce une action
paralysante sur les adversaires et une action attractive sur ceux qui sont
susceptibles de se rallier. La terreur permet d’établir le partage des
eaux entre l’ami et l’ennemi. Un no man’s land couvert de cadavres est la
meilleure des séparations entre la société déchue et la société naissante»[11]. «La peur
paralyse dit Lacheroy, et
lorsque l’on tient un récipient, on peut verser ce que l’on veut dedans :
lorsqu’un homme est saisi par la terreur, il se vide et on peut verser le
message que l’on veut à l’intérieur»[12]. «La terreur
favorise l’adhésion des populations et s’obtient par l’assassinat, la
disparition, la mutilation et la torture, des crimes généralement commis par
les escadrons de la mort»[13].
Après
la guerre d’Algérie, les officiers français de la
guerre révolutionnaire sont envoyés là où leur savoir peut encore
servir. «Toute une série d’officiers sud américains sont formés à l’École de
Guerre en France. L’Etat-major argentin, sous la conduite d’officiers français
intégrés dans les états-majors, organise à partir de 1959 la territorialisation
de l’armée (quadrillage). Ils ciblent par profession ou zone géographique pour
créer un choc qui tétanise la population»[14]. «Martin
Almada est torturé sauvagement par les hommes du général Stroessner (Paraguay).
Sa femme décédera d’un infarctus, après que les tortionnaires lui eurent fait
écouter un enregistrement des cris de douleur de son mari»[15].
En
1922, la Société des Nations confie à la Belgique l’administration du
territoire en partenariat avec le Mwami (roi tutsi). La distinction ethnique
est contestée[17]
mais,
instituée par le colonisateur, elle finira par s’imposer. En 1931, la mention
ethnique est introduite sur les livrets d’identité afin de recenser les
contribuables. En 1946, le Mwami consacre son pays au Christ-Roi. Parallèlement,
une contre élite hutu émerge. Le discours indépendantiste de l’UNAR, parti
monarchiste tutsi, incite les Belges à soutenir les Hutu et suivent donc de
près les «guerres révolutionnaires» de la France en Indochine et en Algérie car
ils redoutent des troubles similaires. En 1959, l’agression d’un populaire chef
hutu par l’UNAR déclenche une insurrection
paysanne, où plusieurs centaines de Tutsi sont tuées, plusieurs milliers fuyant
le pays.
La
Belgique décrète l’état d’urgence et envoie le colonel Logiest. «Formé à la
guerre révolutionnaire, il développe un cadre politico-militaire avec comme objectif
de faire disparaître la monarchie tutsi»[18]. «Il remplace les chefs tutsi
par des chefs hutu, recrute les cadres de l’armée dans le nord, région hostile
au Mwami et mobilise la population au profit du parti Parmehutu en
larguant des tracts sur les collines. Mais l’action psychologique ne suffit
pas, il faut faire peur. Au printemps 1960, un bataillon parachutiste
s’installe à Kigali. Le 6 juin à Butare, après que 1,165 huttes eurent été
brûlées par des militants du Parmehutu, un groupe de 250 Tutsi refusent l’exil
qu’on leur propose. Un peloton de gendarmes est envoyé sur place. Un groupe
d’irréductible refuse de se rendre et seront abattus au cours d’une fusillade»[19].
L’indépendance - Fin juin,
le MDR-Parmehutu remporte 84%. «La nouvelle constitution s’inspire de la constitution
française avec un pouvoir présidentiel fort qui décrète les mesures d’urgences
après avis du gouvernement et l’autorité militaire exerce directement les
pouvoirs attribués à l’autorité civile à laquelle elle est substituée par la
législation sur l’état d’exception. Tout est dit, rien n’est explicité. Les
techniciens du droit restent des orfèvres du camouflage.»[20]. Les offensives
militaires de l’UNAR réfugiée dans les pays voisins, renforce la cohésion du
Parmehutu qui, en représailles, massacre les Tutsi de l’intérieur (10,000 morts
en 1963). C’est dans les années 1960 qu’apparaît le mot inyenzi (cancrelat)
qui finit par désigner l’ensemble de la population tutsi.
Le Parmehutu connaît
alors des tensions internes, notamment sociales et régionales, que la lutte
contre un ennemi commun avait masquées. Profitant du trouble, le général Habyarimana,
ministre de la Défense originaire du Nord, prend le pouvoir le 5 juillet 1973. Il
entend surmonter la polarisation ethnique par «l’idéologie du développement» et
l’unité nationale. Le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement
(MRND), parti unique créé en 1975, se confond entièrement avec les structures
de l’Etat et les bourgmestres, nommés par le président, se retrouvent intégrer
dans une structure pyramidale qui remonte jusqu’à lui. Tous les citoyens
rwandais sont membres d’office du parti. Le territoire est complètement
quadrillé, divisé en préfectures, secteurs et cellules. Les slogans nient tout
clivage ethnique : «hutu, tutsi, twa, sont des prénoms, Rwandais est
notre nom de famille», bien que 85% des postes sont réservés aux Hutu. L’un
des pôles du pouvoir, «l’akazu», regroupe Agathe Habyarimana, l’épouse du
Président, et ses frères.
En Ouganda, les
réfugiés rwandais participent à la prise du pouvoir par Museveni en janvier 1986 et fondent le Front Patriotique Rwandais
(FPR) en 1987. Le FPR réclame le retour des réfugiés mais se heurte au refus de
Habyarimana. Le multipartisme est encouragé par le discours de Mitterrand à La Baule en juin 1990, qui
conditionne l’aide française à la démocratisation. Habyarimana annonce en
juillet une possible ouverture vers le multipartisme. Toutefois, la chute des
cours du café et la corruption plongent le pays dans une crise grave. Un Plan
d’ajustement structurel (PAS) est signé, le franc rwandais est dévalué à deux
reprises, l’inflation atteint 19,2% (1991).
Accord de
coopération militaire.
«En 1975, un premier
accord de coopération militaire est signé avec Valéry Giscard d’Estaing qui a été formé par le colonel Lacheroy
lorsqu’il était officier de réserve à l’École de Guerre»[21]. L’accord
prévoit que «la France mette à disposition les militaires français nécessaire
pour l’organisation et l’instruction de la Gendarmerie rwandaise». En 1983, une
première révision précise que les personnels français «servent sous l’uniforme
rwandais avec un badge Coopération Militaire»[22] car ils
peuvent être appelés à occuper des postes de substitution dans la Gendarmerie
rwandaise et une deuxième modification, en 1992, supprime l’interdiction faite
aux coopérants militaires d’être associés de près ou de loin à toute opération
de guerre ou de rétablissement de l’ordre malgré les velléités génocidaires de
plus en plus apparentes du gouvernement»[23].
Lors
de sa première offensive du 1er octobre 1990, le FPR qui ne dispose ni d’artillerie ni de blindés parvient jusqu’à 90
kilomètres de Kigali.
«L’irruption des rebelles fournit le prétexte à la
première manipulation, celle qui enclenche la mécanique. En accord avec le
gouvernement rwandais, l’armée française met en scène la fausse attaque de
Kigali destiné à masquer l’opération grise»[24]. L’opération Noroît est déclenchée pour assurer la sécurité des
ressortissants français[25]. Le 4 octobre 1990, 150 légionnaires atterrissent à Kigali pour faire face
à «l’attaque rebelle». «Les soldats débarquent des avions comme s’ils allaient
faire la guerre, alors que pas un seul coup de feu n’a été tiré. Simple erreur
de timing. Quelques heures plus tard, la nuit de Kigali s’illumine de milliers
de coups de feu. Les rebelles ont investi la ville, affirme aussitôt le gouvernement rwandais»[26] qui dénonce une «invasion étrangère de monarchistes revanchards tutsi
(sic)»[27].
Pourtant, les rebelles ne sont jamais entrés dans
Kigali. C’est les FAR qui tirent. «Cette soi-disant entrée des rebelles dans
Kigali n’est qu’une manipulation»[28].
«Comme l’écrivent les parlementaires dans leur
rapport, nous sommes en plein «dysfonctionnement institutionnel»[29]. «Noroît
maintient le FPR en dehors de Kigali, sauve le régime et sert de prétexte pour organiser des arrestations massives. Le 9 octobre,
le ministère de la Justice admet 3,000 arrestations, d’autres parlent de
10,000»[30]. le 11 Octobre, 348
Tutsi sont massacrés en représailles.
Pourquoi la France se prête-t-elle à ce jeu ?
Patrick de Saint-Exupéry,
journaliste du Figaro au Rwanda explique : «à ce moment
là[31], les
apprentis sorciers sortent de leurs laboratoires et assiègent la présidence de
la République afin de fourguer leur «pierre philosophale[32]. François
Mitterrand est un homme de pouvoir
fasciné par l’Histoire et les théories du complot. C’est un homme de gauche qui
a conservé de solides amitiés à droite, dans les réseaux antigaullistes en
particulier. Ministre des Colonies et ministre de l’intérieur au début de la
guerre d’Algérie, François Mitterrand est
séduit par la «guerre révolutionnaire». François Mitterrand est des leurs. Afin de régénérer l’empire, ils proposent au
président vieillissant un élixir de jouvence, une intrigue à sa hauteur. Il
s’agit de déjouer un complot contre la France en Afrique»[33].
«La
chute de l’URSS réactualise le complexe de Fachoda. Les chefs du FPR ont œuvré
dans les services secrets ougandais, ils tiennent un discours révolutionnaire
et certains de leurs responsables ont effectué des stages à Fort-Bragg[34] (USA). De
plus, l’armée américaine vient de créer, début 1990, un bureau des «opérations
psychologiques» (PSYOPS). La conclusion s’impose : les Américains viennent
de lancer au Rwanda une «guerre révolutionnaire» contre l’empire français. La
matérialité du complot est établie. Et, paradoxalement, cela soulage la France : si les Américains se lancent à l’assaut de notre
empire, c’est qu’ils nous considèrent encore comme une grande puissance. C’est
très exactement ce que, aux tréfonds de nous-mêmes, nous voulons
démontrer : l’URSS vient de s’écrouler, mais nous, nous comptons encore….
Nous allons donc prouver aux Américains qu’ils ont raison. C’est affaire de
prestige. Nous allons engager nos meilleures forces au Rwanda et nous vaincrons
ces «Khmers noirs» [35].
«En
notre imaginaire, nous rejouons l’Indochine au Rwanda. Et nous nous jetterons
tête baissée dans la fosse que nous venons de creuser. Afin d’éprouver une
nouvelle fois, une dernière fois, ce prodigieux vertige d’empire[36]. Hubert Védrine présentera Mitterrand «comme le continuateur d’une politique
ancienne menée depuis les indépendances» et ajoute, en un elliptique
sous-entendu, «les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie» pour
nos ennemis du FPR »[37].
«C’est l’idéologie ethniste de l’infanterie
de marine qui nourrit la pensée de Mitterrand. Les généraux élyséens Huchon et
Quesnot, qui dirigent la manoeuvre au Rwanda, viennent eux aussi de
l’infanterie de marine, intimement liée à la DGSE[38] et à son service action»[39]. «Mitterrand reçoit tous les jours les notes de synthèse de la DGSE. La spécialité du général Huchon et des troupes de marine n’est pas de
créer l’ethnicité mais de l’instrumentaliser avec de
bons anthropologues qui repèrent les fractures sur lesquelles appuyer. Si la
doctrine africaine de l’infanterie de marine implique la manipulation de
l’ethnicité, il ne faut pas s’étonner d’une certaine convergence sur ce thème
entre politiques et militaires, voire d’un certain formatage du sommet de
l’État»[40]. «Certains
militaires français hauts gradés utilisant même des expressions comme «Tutsiland» et
«pays hutu» dans leur correspondance privée et ordres officiels»[41].
Le 23 janvier 1991,
le FPR lance une deuxième attaque sur Ruhengeri. En représailles, entre 300 et
1,000 Tutsi sont massacrés. Interrogé sur la révolte qui pousse les paysans à
massacrer les Tutsi, le Président Habyarimana répond :
«il ne s’agit pas d’une révolte. Tout le monde obéit». «Après cette attaque, une structure parallèle de commandement militaire est mise en place.
L’Elysée veut que le Rwanda soit traité de manière confidentielle et le Colonel
Canovas est reçu hors hiérarchie à Paris par le chef d’état-major des armées»[42].
«Le général Jean-Claude Thomann, premier commandant des forces françaises au Rwanda,
évoque des «distorsions préjudiciables à la gestion de la crise entre autorités
de tutelles respectives». Il fait état «d’une
difficulté de doctrine, ces opérations faisaient progressivement l’objet d’une
théorisation». Une doctrine, une théorisation : voilà ce que la France a
fourni aux tueurs : les moyens de leur ambition»[43].
«Le 20 mars 1991, suite aux assurances d’ouverture politique, la France
met à disposition un Détachement d’Assistance Militaire (Dami), d’une trentaine
d’instructeurs. Cette décision ne sera pas annoncée officiellement. La mission
consiste à : (1) former les FAR sur le plan tactique, à l’emploi de mortiers (120mm),
de mines et d’explosifs, (2) assurer la protection des ressortissants français
à Ruhengeri, (3) collecter des renseignements. Le Dami sera reconduit jusqu’en
décembre 1993»[44]. «Ces instructeurs sont issus du 8ème Régiment Parachutiste
d’Infanterie de Marine
(Rpima) et du 2ème Régiment Etranger Parachutiste (REP),
deux régiments de la 11ème Division Parachutiste (DP)»[45]. «Quand un pouvoir politique mène une guerre, il fait appel aux
meilleurs spécialistes. Et le meilleur spécialiste, c’est le meilleur tueur.
Concrètement, sur le terrain, un homme des forces spéciales est là pour tuer
l’ennemi derrière les lignes»[46].
«Le 30 avril 1991, le Colonel Gilbert Canovas rappelle les aménagements intervenus depuis le 1er octobre 1990 : « (1) mise en place de secteurs opérationnels, (2)
recrutement en grand nombre de militaires de rang et mobilisation des
réservistes permettant un quasi-doublement des effectifs, (3) réduction du
temps de formation initiale limité à l’utilisation de l’arme individuelle». Il
souligne également que «l’avantage concédé» aux rebelles au début des
hostilités «a été compensé par une offensive médiatique» menée par les Rwandais
à partir du mois de décembre. Ces mots ont un sens et décrivent un type précis
de guerre : «secteurs opérationnels» signifie «quadrillage» ;
«recrutement en grand nombre» signifie «mobilisation populaire» ; «réduction
du temps de formation» signifie «milice» et «offensive médiatique» signifie
«guerre psychologique»[47].
De
1990 a 1994, la France a aidé le Rwanda à faire passer son armée de 5,000 à
50,000 hommes par un recrutement massif, en clair,
la formation de milices. Si la France n’a pas directement formé les miliciens
elle a formé ses formateurs.
La
nouvelle Constitution de juin 1991, autorise la création de partis politiques.
Le Mouvement démocratique républicain (MDR) ressuscite, en abandonnant
l’acronyme Parmehutu, suivi de plusieurs autres. Le 22 janvier 1992, le
ministre de l’Intérieur décide d’armer la population de la zone frontalière
constituée en milices d’autodéfense conseillées
par la garde présidentielle (GP). En réaction, les ultras Hutu créent en février 1992, la Coalition pour la défense de
la République (CDR). Les partis créent des mouvements de jeunesse qui
deviennent vite des milices chargées du recrutement ou de démonstrations de
force : Interahamwe pour le MRND, Impuzamugambi pour la CDR, etc.
La presse libre fleurit.
«En 1991 et 1992, Kigali est la cible d’attentats dont l’origine, sans
enquête sérieuse, est attribuée au FPR ou aux Tutsi. Conscient des risques de
dérapages, le Colonel René Galinié obtient
le 29 janvier 1992 la création d’un Dami-Gendarmerie et met en place, en août
1992, avec quatre assistants techniques supplémentaires, une section de
recherche pour lutter contre les actions de terrorisme. Une demande, restée
sans suite, de former des officiers de police judiciaire est formulée par la
Gendarmerie rwandaise. A la différence de l’Ambassadeur de France qui soutient
le projet, le Général Jean Varret
reste très sceptique quant à la possibilité de faire de la Gendarmerie
rwandaise une Gendarmerie «démocratique». Il s’agissait plutôt de ficher les
Tutsi»[48]. «La Garde Présidentielle bénéficiera aussi d’un Dami-GP constitué de
deux à trois officiers dirigés par le lieutenant-colonel Denis Roux,
probablement du GIGN»[49]. «Sa mission consiste à faire de la formation physique, de
l’entraînement au tir et de l’apprentissage des techniques de protection de
personnalités afin de la faire évoluer vers une garde républicaine. Le Dami-GP sera toutefois supprimé en août 1992 car trop proche du
pouvoir»[50], «certains membres étant même soupçonnés d’appartenir à des escadrons
de la mort»[51]. Patrick de Saint- Exupéry raconte avoir vu lors
de l’opération Turquoise, un officier du GIGN. «Il s’est peu à peu désarticulé
et a fini assis dans l’herbe, où il s’est mis à sangloter : “l’année
dernière, j’ai entraîné la garde présidentielle…” Ses yeux étaient hagards.
Il était perdu. Le passé venait de télescoper le présent. Il avait formé les
tueurs d’un génocide»[52]. «C’est aussi
la GP qui assassinera le 7 avril 1994 le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana
et les 10 casques bleus belges»[53].
«Le 3 février 1992, une note du Quai d’Orsay
indique que le Lieutenant-colonel Chollet, chef du Dami, exercera simultanément
les fonctions de conseiller du président de la République et conseiller du chef
d’état-major de l’armée rwandaise. Ses pouvoirs consistent à «le conseiller sur
l’organisation de l’armée, l’instruction et l’entraînement des unités, l’emploi
des forces»[54]. Le 5 février 1992, un tract du MDR[55] dénonce que l’armée rwandaise soit commandée par un Français. Le
Lieutenant-colonel Chollet est rapatrié en mars 1992 et remplacé à la tête du
Dami par le Lieutenant-colonel Jean-Louis Nabias.
«A la mi-avril 1992, le Lieutenant-colonel
Jean-Jacques Maurin est désigné par
l’Amiral Jacques Lanxade pour
une mission temporaire afin de conseiller le Chef d’état-major de l’armée rwandaise.
Le Chef d’état-major des FAR a expressément souhaité sa participation aux
réunions quotidiennes et a tous ses déplacements sur le territoire. Il
participe à l’élaboration des plans de bataille quotidiens et est partie
prenante aux décisions. Il est aussi sollicité sur la conception d’une
compagnie de renseignement (CRAP & RASURA)[56], d’une section d’écoute et tient à jour la situation tactique à partir
du compte rendu des chefs de secteurs et du bilan des écoutes. Le caractère
journalier de ces rencontres allant quelque peu à l’encontre de la volonté
exprimée par ailleurs «que cet officier n’affiche pas ostensiblement sa
présence au sein de l’état-major rwandais». Le fait, qu’il accompagne le
Colonel Serubuga dans ses
déplacements et participe à la définition des opérations tactiques montre qu’il
existe bien une mission consistant à «conseiller discrètement le Chef
d’état-major des FAR pour tout ce qui concerne la conduite des opérations, la
préparation et l’entraînement des forces»[57].
En
mai 1992, des premiers contacts sont établis avec le FPR et un calendrier de
négociations est adopté. Celles-ci s’enlisant, le FPR lance une nouvelle
offensive le 5 juin 1992. Le lendemain, des éléments du 8e Rpima
rejoignent le dispositif Noroît afin de contrer l’offensive.
Le COS. «Le 24
juin 1992, le Commandement des Opérations Spéciales (COS) est créé. C’est un
état-major interarmées placé sous l’autorité
directe du chef d’état-major des armées, lui-même placé sous l’autorité directe
du président de la République. Le lien est organique et on ne peut plus direct.
Les «objectifs» sont «militaires», mais également «paramilitaires». Le COS est
une structure «politico-militaire», c’est le bras armé du pouvoir. Son
fonctionnement est tellement secret que les troupes du COS n’ont pas la moindre
idée du schéma d’ensemble lorsqu’elles sont appelées à servir»[58]. «En 1993, l’amiral Lanxade,
autorise le COS à développer des capacités de guerre psychologique. C’est la
voie ouverte à la mise en œuvre officielle de la
doctrine de la «guerre révolutionnaire». Le Rwanda leur servira de
laboratoire. Ce pays, dit Jean-Christophe Mitterrand, n’a «pas grand-chose à
part du café, de la banane et des gorilles». Justement, c’est parfait. Il n’y a
aucun enjeu, et le profil du Rwanda – dictature, crise économique,
surpopulation, guérilla – est totalement adapté à une «guerre révolutionnaire» [59].
«Tout
au long de 1992, un grand nombre d’achats de machettes sont effectués par les
proches du président Habyarimana qui contrôlent un sous-secteur de la douane»[60]. «En octobre
1992, le gouvernement achète 20,000 fusils et 20,000 grenades pour une armée de
30,000 hommes. Les nouvelles armes sont données aux soldats, les plus anciennes
distribuées aux agents communaux. Lors du génocide, beaucoup d’assassinats sont
perpétrés avec des machettes mais les armes à feu sont très utiles pour faire
peur et briser les résistances»[61].
Le
MRND et la CDR organisent des manifestations contre les accords de partage du
pouvoir qui s’achèvent désormais toutes en combat de rue. Les violences font
une douzaine de morts. La Gendarmerie tente de contenir les violences et
arrête, fin 1992, une centaine de miliciens mais la justice se révèle incapable de faire respecter la légalité. En
janvier 1993, des Tutsi et des opposants sont massacrés ainsi que de nombreuses
personnalités politiques de tous bords.
Le
8 février 1993, le FPR rompt le cessez-le-feu et lance une offensive sur Byumba
et Ruhengeri. La France réagit avec l’opération Chimère. Le 9 février, les
premiers éléments du 21ème Rima arrivent à Kigali suivi le 20 et 21
février de parachutistes de Bangui et de Libreville ainsi qu’une section de
mortiers lourds»[62]. «Malgré ce renforcement,
l’armée rwandaise reste totalement démoralisée et ne contrôle plus la
situation. Le 22 février 1993, le Colonel Didier Tauzin, accompagné d’une
vingtaine d’officiers et spécialistes du 1er Rpima, arrive à Kigali
et reçoit sous ses ordres la totalité des 69 militaires du Dami. La mission
consiste à : (1) rehausser le niveau opérationnel de l’état-major des FAR, (2)
participer à la sûreté éloignée du dispositif Noroît, (3) former les FAR sur
les équipements nouveaux, (4) être en mesure de guider les appuis aériens.
L’objectif est aussi d’encadrer indirectement une armée d’environ 20,000
hommes et de la commander indirectement» [63]. «Une équipe d’officiers conseillers est envoyé
auprès de l’état-major des FAR. Le Dami-Génie conseille en matière
d’organisation défensive du terrain et le Dami-Artillerie forme les FAR sur
l’utilisation des batteries de 122 et de 105 mm. Les soldats français opèrent à
proximité du front entraînant à une occasion un tir de riposte français. La
présence française entraîne une reprise de confiance quasi-immédiate des FAR.
Le FPR arrêté sur ses positions du 23 février 1993, ne progressera plus» [64]. Le 28 février à Kigali, le ministre français de la Coopération Marcel Debarge appelle «tous les Hutu à
s’unir contre le FPR», ce qui constitue dans ce contexte, «un appel à la guerre
raciale»[65].
«Dans
le prolongement des conseils du Colonel Gilbert Canovas, le Colonel Didier
Tauzin insiste sur la nécessité de prévoir une réserve stratégique, un
recrutement de cadres, une réorganisation des unités et la création d’unités de
renseignement. A partir du 15 mars 1993, ses propositions sont acceptées par le
Chef d’état-major rwandais et des plans de défense et de contre-attaque sont
élaborés. Dès le 20 mars, l’armée rwandaise entreprend des réorganisations. Un
officier français estimera que le coût global (financier, humain, médiatique)
de cette opération de stratégie indirecte est extrêmement faible en regard des
résultats obtenus et en comparaison de ce qu’aurait été le coût d’un engagement
direct contre le FPR»[66].
Evolution
des missions de Noroît. «Le 9 mars 1993, le FPR signe un accord de cessez-le-feu
à Dar Es-Salam, en vertu duquel il se retire sur les positions qu’il occupait
avant le 8 février. Cet accord prévoit aussi le retrait à partir du 17 mars
1993, des troupes françaises arrivées en renfort après le 8 février. Le
dispositif Noroît, ramené à deux compagnies, abandonne le contrôle sur les axes
menant à Kigali et se repositionne sur la capitale. «Les entrées et les sorties
de la ville sont soumises à des contrôles effectués à des check point tenus par
la Gendarmerie rwandaise appuyée par des militaires français[67]. Si les
règles aux check points font référence à la «remise de tout suspect à la
disposition de la Gendarmerie rwandaise», on voit mal comment une telle
procédure peut avoir lieu si, préalablement, il n’y a pas eu une opération de
contrôle d’identité ou de fouille»[68]. Et si les
français contrôlent les cartes d’identité, c’est qu’ils peuvent immédiatement
interpréter le «numéro minéralogique» de celles-ci. La carte d’identité
rwandaise, qui prévaut avant le génocide, contient des informations relatives à
l’appartenance ethnique: Tutsi, Hutu, Twa. Bien que la mention de l’ethnie sur
les cartes d’identité soit formellement abolie dès novembre 1990, des nouvelles
cartes d’identité avaient été commandées à des entreprises françaises et devaient
être livrées la semaine où l’attentat contre l’avion présidentiel eut lieu[69]. Détail
troublant, dans les archives de la mission parlementaire française, il y a une
photo de carte d’identité mais le chiffre que porte cette carte a été effacé
alors que figurent le nom, l’ethnie et la photo de la personne»[70].
En
compensation de ce retrait, le Dami-Panda est renforcé et réorganisé afin
d’appuyer l’état-major des FAR dans : (1) le renseignement, (2) la
conduite des opérations, (3) la veille opérationnelle sur le front et (4) le
recyclage de quelques unités existantes. Le 16 mars, le Colonel
Dominique Delort considère que «la diminution de notre aide entraînerait
l’effondrement rapide des FAR en cas de reprise de l’offensive». Les
effectifs du Dami-Panda seront portés à 80 personnes de juin à septembre 1993,
avant de décroître rapidement en octobre à une trentaine»[71]. «Toutefois,
les forces spéciales sont en train de perdre la guerre et doivent franchir un
palier. La création en avril 1993 de la Radio des Mille collines (RTLM) sera
l’instrument privilégié de la guerre psychologique et de la manipulation des
foules»[72]. Elle
commencera à émettre en juillet 1993 et se chargera d’étendre la propagande
ethnique aux campagnes.
Le
23 octobre 1993, le président burundais hutu démocratiquement élu est assassiné
par des putschistes tutsi. Cet assassinat divise l’ensemble des partis
politiques rwandais. Dans chaque parti, une fraction dure, dite «Power»,
présente ses propres candidats et choisit la guerre à outrance. Ce déplacement
des lignes d’opposition constitue une aubaine pour Habyarimana devenu le seul
garant d’un processus qu’il s’applique à faire échouer. Le Hutu Power s’appuie
sur d’importants relais médiatiques, tel le journal Kangura,[73] qui
assimilent tous les Tutsi au FPR et présentés comme des monarchistes avides de
revanche désirant édifier un empire «tutsihima».
Accords
de paix d’Arusha. Contraint par la menace du gel de l’aide, Habyarimana
signe les Accords d’Arusha le 4 août 1993 qui prévoient le rapatriement des
réfugiés, la fusion des forces armées FPR et FAR et l’installation d’un
gouvernement de transition. «Le Conseil de sécurité vote le 5 octobre 1993 la
création de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR),
deux jours après la morts de 18 soldats américains en Somalie»[74]. La MINUAR
forte de 2,548 casques bleus, mais faiblement équipée, est dirigée par le
général canadien Roméo Dallaire.
Les éléments français (Noroît & Dami-Panda) quittent le Rwanda le 15
décembre. Officiellement, il ne reste que 24 coopérants militaires français. Le
28 décembre 1993, 600 soldats du FPR s’installent à Kigali pour protéger les
représentants du FPR.
La
situation se dégrade toutefois au début de 1994. La mise en place du
gouvernement de transition est reportée à de nombreuses reprises, les attentats
et assassinats se multiplient et les milices dressent des listes d’opposants à éliminer.
Le 11 janvier, le général Dallaire
informe New York que les Interahamwe ont dressé des listes de Tutsi et
formé 1,700 combattants qui sont prêts à se répandre dans Kigali par groupe de
quarante, afin de tuer un millier de Tutsi en vingt minutes. La RTLM appelle
les Hutu à se défendre «jusqu’au bout», demande l’extermination des Tutsi et
annonce que «le moment est venu de prendre les Belges pour cible»[75]. «Des
documents datés de mars 1994 au nom de
Félicien Kabuga, actionnaire
fondateur de la radio RTLM, sont retrouvés et mentionnent l’importation de
50,000 machettes de chez Chillington au Kenya, une entreprise anglaise spécialisée
dans les instruments agricoles »[76].
«Différents obstacles
s’opposent à la mise en application des accords d’Arusha
: «l'entraînement des milices, la politisation de l'armée, la RTLM, le
bras de fer l'opposition et le Président de la République, la présence du
bataillon du FPR à Kigali, la faiblesse de la MINUAR, la division des partis en
factions modérée et Hutu power, les menaces non réprimées des
extrémistes du parti CDR, la propagande du FPR sur Radio Muhabura, etc. Ces
raisons jouent d’autant plus facilement que les protagonistes pratiquent, avec
un art consommé, le double langage»[77].
Le
3 avril, la RTLM dans son style loufoque annonce que le FPR «se prépare à
faire un petit quelque chose. Ils ont des dates, nous les connaissons… nous
avons des agents… qui nous apportent des informations. Ils nous disent que le
3, le 4 et le 5, il se passera un petit quelque chose ici à Kigali. Et aussi le
7 et le 8… vous entendrez les balles et les grenades exploser»[78]. La date du
6 est omise[79]. Le 4 avril,
en présence de Roméo Dallaire,
Luc Marchal[80]
et de Jacques Roger Booh-Booh[81], Théoneste Bagosora déclare que «la seule
solution plausible pour le Rwanda serait l’extermination des Tutsi». Il prendra la tête du gouvernement
provisoire après l’attentat contre l’avion présidentiel.
Le
6 avril à 20h22, le Falcon 50 présidentiel transportant Habyarimana ainsi que le président du Burundi
Cyprien Ntaryamira, le chef
d’état-major des FAR et le colonel Elie
Sagatwa, membre éminent de l’Akazu, chef officieux de la garde présidentielle
est abattu peu avant son atterrissage à Kigali. Les auteurs de l’attentat ne
seront jamais clairement identifiés et si l’attentat est bien l’élément
déclencheur d’un dispositif armé depuis longtemps, il ne serait être la cause
du génocide.
***
L’utilisation
et la mise en œuvre de la DGR au Rwanda ne fait donc pas de doute, cette
doctrine étant déjà connue des militaires rwandais qui furent nombreux à avoir
été formés à l’Ecole de Guerre à Paris ; le président Habyarimana ayant même
été le premier officier parachutiste à sauter au Rwanda le 6 juin 1962 ![82]
De
par son format, l’ATMF a surtout consisté dans l’envoi de conseillers chargé de
mettre à jour la DGR[83]. Cette mise
à jour n’inclue toutefois pas, comme en Algérie, un usage systématique et massif
de la torture[84], et les
éléments manquent pour établir un lien direct entre l’ATMF et les actions «psychologiques»
(RTLM, assassinats, attentats) qui ponctuèrent les années précédant le génocide ;
ces actions pouvant émaner du gouvernement ou du FPR. Mais ce qui est clair, c’est
que l’armée française a soutenu avec enthousiasme le gouvernement rwandais et
son projet génocidaire, même après son déclenchement. Lors de l’opération
Turquoise (juin 1994), «à la fin d’une
cérémonie, un cadeau est offert à l’amiral Lanxade qui est venu faire une tournée sur le terrain. Cintré dans
son uniforme de marin, il brille au milieu de l’assemblée et déballe le
présent. Il s’agit d’une plaque de bois, taillée comme dans un tronc. Large
d’une trentaine de centimètres, elle est découpée de manière à figurer les
contours du Rwanda. Dessus, en guise de décoration, sont apposées de petites
machettes. Debout, aux côtés de l’amiral, fier de son idée, le colonel Sartre sourit. Il rayonne de
contentement»[85].
Curieusement,
quinze ans plus tard, le rôle de la France au Rwanda reste méconnu. La mission
d’information parlementaire française (1998), en donnant l’impression d’aborder
le sujet, a magnifiquement botté en touche. Au niveau des partis, les
socialistes restent muets de peur d’avoir à reconnaître la responsabilité
écrasante de Mitterrand, les communistes préfèrent ne pas faire le jeu de
l’impérialisme américain, quant à la droite… Et pour être bien sûr que le
monstre ne fasse jamais surface, une discrète manipulation psychologique permet
de continuer à brouiller la réalité à l’instar de Dominique de Villepin, ministre des Affaires
étrangères, qui parla d’un double génocide sur les ondes de RFI en septembre
2003. En clair, c’était donc bien une affaire de «sauvages»[86].
«Tous,
cependant, ne sont pas restés indifférents comme le premier ministre de
l’époque, Edouard Balladur :
«Oui, ça m’a … ça m’a beaucoup affecté. Quand vous voyez une jeune femme qui
ne peut plus tenir son bébé dans les bras, parce qu’elle n’a plus de bras,
qu’elle a seize ans et que le bébé n’a plus de bras non plus. C’est un
spectacle qui m’a horrifié… » [87]. Cette
«double» mise en abîme, de l’homme de pouvoir qui se retrouve confronté en
personne aux conséquences ultimes d’une politique qu’il sait avoir soutenu, même
à contrecœur[88], débouchera
peut être, un jour sur un vrai examen de conscience. En attendant, le 27 août 2003, le Pentagone conviait officiers
d’état-major et civils à une projection privée du film «la bataille d’Alger»[89] en vue de la prise de Bagdad. La DGR a encore de beaux jours devant
elle,…[90]
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Ultimes révélations au service de la France, Edition du Rocher, 295p.
De la Pradelle Géraud,
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Rapport de la commission d’enquête parlementaire du sénat belge
concernant les événements du Rwanda, décembre 1997, 736p.
Rapport de la commission nationale indépendante chargée de
rassembler les preuves montrant l’implication de l’Etat français dans le
génocide perpétré au Rwanda en 1994, novembre 2007, 337p.
Rapport de la mission d’information du parlement français sur les
opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda
entre 1990 et 1994, décembre 1998, 413p.
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WALLIS Andrew, Silent accomplice. The
untold story of France’s role in the Rwandan genocide, IB Tauris, 2007,
241p.
[1] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.15
[2] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.53
[3] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.41
[4] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[5] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.40
[6] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.454
[7] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.227
[8] Ministère de la défense nationale, Instruction
provisoire sur l’arme psychologique TTA 117, juillet 1957, p.9
[9] Ministère de la défense Instruction sur l’emploi
de l’arme psychologique TTA 117 p.19
[10] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[11] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.46
[12] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.48
[13] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école
française.
[14] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.45
[15] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école
française p.371 Archives de la terreur www.unesco.org/webworld/paraguay/index.html
[16] Historique de cette partie extrait de VIRET
Emmanuel, 2008, Rwanda Index chronologique (1867-1994), sauf mention
contraire.
[17] Les Bahutu, les Batutsi et les Batwa parlent la
même langue (kinyarwanda), la même culture (ikinyarwanda), les mêmes croyances
(imana) et habitent le même territoire. Il n’y a donc qu’une seule ethnie : les
Banyarwanda. Dorcy Rugamba, Hutu/Tutsi.
[18] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.100
[19] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.101
[20] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.108
[21] Mission d’information parlementaire française
(1998) p. 19
[22] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.27
[23] Le 15 octobre 1990, le
colonel Galinié utilise déjà le terme de génocide dans une note. Mission d’information parlementaire française
(1998) p.140
[24] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.279
[25] La Belgique envoie 400 parachutistes (opération
Green Beans) pour évacuer les ressortissants. Le 10 octobre, la Belgique annule
son programme d’assistance militaire.
[26] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.242
[27] Monique Mas, Paris – Kigali 1990 – 1994. p.7
[28] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.243
[29] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.280
[30] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.81
[31] Après la chute du mur de Berlin, le 9 novembre
1989.
[32] La doctrine de la Guerre révolutionnaire.
[33] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.268
[34] Fort-Bragg (Caroline du Nord) siège du United
States Special Operations Command (USSOCOM), les forces spéciales. Plusieurs
officiers français y ont séjourné dans les années 1960 afin d’enseigner aux
Américains le concept de «guerre révolutionnaire».
[35] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.270
[36] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.271
[37] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.272
[38] Direction Générale de la Sécurité Extérieure.
[39] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.458
[40] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.364
[41] Commission d’Enquête
Citoyenne (2004) p.147
[42] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.246
[43] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.252
[44] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.146
[45] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.201
[46] Commission d’Enquête
Citoyenne (2004) p.263
[47] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.248
[48] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.156
[49] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.31. De fin
1998 à mi-2002, il commande la sécurité de Jacques Chirac à l’Élysée.
[50] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.155
[51] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.28
[52] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.31
[53] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.235
[54] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.179
[55] MDR : Mouvement Démocratique Rwandais
[56] Le radar RASURA permet la détection, la
localisation et l’identification des objectifs mobiles terrestres.
[58] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.277
[59] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.277
[60] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.187
[61] Commission d’enquête parlementaire belge (1997)
p.480
[62] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.163
[63] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.164
[64] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.164
[65] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.360
[66] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.164
[67] Témoignage de Jean-Hervé Bradol – juillet 1993
[69] Déclaration du conseiller
culturel de l’ambassade de France, 26 mai 1994.
[70] Mission d’information parlementaire française
(1998) p.167
[72] Commission d’Enquête
Citoyenne (2004) p.450
[73] Qui publie en décembre 1990 «Les dix commandements du Hutu».
[74] Mission d’information
parlementaire française (1998) p.207
[75] Les Belges sont soupçonnés de sympathie pro-tutsi. Peu
après l’attentat contre l’avion présidentiel, la RTLM accuse les Belges,
information aussitôt relayée par l’ambassade de France. Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.346.
[76] Commission d’enquête parlementaire belge (1997)
p.477
[77] Mission d’information
parlementaire française (1998) p. 221
[78] RTLM Broadcasting
genocide p.59
[79] C’est le 6 avril 1994 que l’avion présidentiel
sera abattu.
[80] Commandant adjoint belge de la MINUAR.
[81] Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies
[82] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.119
[83] Des armes et du
matériels furent livrés en cours de cette période, et même après le
déclenchement du génocide.
[84] Sur le rôle de la
torture comme arme lire LAZREG Marnia, 2008, Torture and the twilight of
empire. From Algiers to Baghdad
[85] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.106
[86] Ces propos, qui ont ulcéré Patrick de Saint-Exupéry, le pousseront à
écrire L’inavouable (2004), premier livre qui fera le lien entre la DGR et le
rôle de l’armée française au Rwanda. Deuxième livre essentiel, Une guerre noire
(2007), de Gabriel Périès et David Servenay, apporte un éclairage plus
historique et technique sur la DGR et déborde du cadre strictement rwandais
[87] Gabriel Périès & David Servenay - Une guerre
noire. p.301.
[88] Lors de l’opération Turquoise, les militaires
voulaient monter sur Kigali afin de sauver le régime. Balladur, en s’y opposant
fermement, à précipité la chute du régime.
[89] Interdit en France, diffusé brièvement en 1970
mais retiré des écrans sous la pression de manifestations d'extrême droite, le
film attendra 1971 pour sortir normalement et restera pratiquement inédit en
France jusqu'en 2004.
[90] Le Monde 8 septembre 2003
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