Il y a quelques années, j'ai écrit un article sur le génocide au Rwanda qui mettait l'accent sur le rôle de l'assistance technique militaire française. La lecture récente du livre de Jean-Francois DUPAQUIER "l'agenda du génocide. Le témoignage de Richard MUGENZI ex-espion rwandais" a motivé une nouvelle grille de lecture.
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Génocide du Rwanda :
une intoxication psychologique
«Un génocide n’est ni un massacre ni un crime
contre l’humanité. C’est une extermination rationnellement décidée et mise en
œuvre par un Etat»[1].
Le rôle de la France pendant le génocide reste obscur.
Des politiques et militaires français se voient accusés de complicité de
génocide alors que ceux-ci démentent vigoureusement. En janvier 2008, à Kigali,
le Ministre des Affaires
Etrangères reconnaitra-t-il une faute politique mais pas de responsabilité militaire
et on conçoit mal que la France se rende complice d’un génocide. Et pourtant
celui-ci a bien eut lieu ? Alors que s’est-il passé ? Et s’il
s’agissait d’une intoxication psychologique ?
Pour comprendre ce génocide, il faut comprendre la doctrine de la guerre
révolutionnaire (DGR) développée après la défaite en Indochine. La DGR permet de gagner les guerres où l’enjeu est le contrôle des
populations et la traque de l’ennemi intérieur afin d’éviter qu’il ne prenne le
pouvoir. Pour cela, on crée une cohésion animique du peuple avec le chef, cohésion qu’on obtient par la
terreur de masse»[2]. La DGR inclut des mesures de contrôle géographique
(quadrillage), politique (hiérarchie parallèle) et de propagande (action
psychologique).
La propagande exerce une pression sur le
comportement d’un groupe, au bénéfice du groupe qui la diffuse. La propagande
est blanche quand sa source est revendiquée, grise si dans un souci tactique le
doute est entretenu sur sa source et noire si elle prétend émaner d’une autre
source que la véritable[3]. La propagande permet aussi de déshumaniser l’adversaire comme montrer
un fellagha sous la figure d’un cancrelat qu’il faut écraser. Dès lors, tout
est permis[4]. Le catalyseur ultime est la
terreur qui s’obtient par l’assassinat, la disparition, la mutilation et la
torture[5]. La peur paralyse l’homme qui, saisi par la terreur, se vide et dans
lequel on peut verser le message que l’on veut[6].
En 1975, un premier accord de coopération
militaire est signé avec la France. En 1991, la chute de l’URSS
réactualise le complexe de Fachoda. Les chefs du FPR[7],
issus des services secrets ougandais, tiennent un discours révolutionnaire et
ont suivi des stages de guerre psychologique à Fort-Bragg (USA). Si les Américains se lancent à l’assaut de
notre empire, c’est qu’ils nous considèrent comme une grande puissance. Nous
allons leur prouver qu’ils ont raison. C’est affaire de prestige. Nous engagerons
nos meilleures forces et vaincrons ces Khmers noirs [8].
Pourquoi la France se prête-t-elle à ce
jeu ? Les alchimistes sortent de
leur laboratoire afin de fourguer leur pierre philosophale. Mitterrand est un homme de pouvoir, fasciné par l’Histoire et les théories du
complot et avec de solides amitiés dans les réseaux antigaullistes. Il est
séduit par la guerre révolutionnaire. Afin de régénérer l’empire, ils proposent
au président vieillissant un élixir de jouvence, une intrigue à sa hauteur :
un complot contre la France[9].
Les généraux à la manœuvre,
issus de l’infanterie de marine[10], ont comme spécialité d’instrumentaliser
l’ethnicité en repèrant
les lignes de fractures[11]. Ils préparent des notes quotidiennes pour
Mitterrand, produisant
une certaine convergence
entre politiques et militaires, voire un certain formatage au sommet de l’État[12].
En octobre 1990, le FPR parvient à 90 km de
Kigali. Avec l’accord du Rwanda, l’armée française met en scène une fausse
attaque[13]. Dans la nuit, Kigali s’illumine de milliers de coups de feu. Les
rebelles ont investi la ville, affirme aussitôt le gouvernement rwandais[14]. Pourtant, ils ne sont jamais entrés dans Kigali. C’est les FAR qui
tirent, c’est une manipulation[15]. Dans la foulée, 150 parachutistes français débarquent à Kigali pour
protéger les ressortissants français, contenir le FPR et servir de prétexte
pour des arrestations massives. Comme l’écriront plus tard les parlementaires, nous sommes en plein dysfonctionnement institutionnel[16].
En avril 1991, l’armée française renforce son soutien : mise en
place de secteurs opérationnels ; recrutement en grand nombre et quasi-doublement
des effectifs ; réduction du temps de formation limité à l’utilisation de
l’arme individuelle. L’avantage concédé aux rebelles en 1990 a été compensé par
une offensive médiatique menée par les Rwandais. Ces mots ont un sens:
«secteurs opérationnels» signifie «quadrillage» ; «recrutement en grand
nombre» signifie «mobilisation populaire» ; «réduction du temps de
formation» signifie «milice» et «offensive médiatique» signifie «guerre
psychologique»[17]. De 1990 à 1994, la France a aidé le Rwanda à faire passer son armée de
5,000 à 50,000 hommes par un recrutement massif de miliciens.
L’Elysée traite le Rwanda de manière
confidentielle, hors hiérarchie[18]. «Le premier commandant des forces françaises au Rwanda, évoque des distorsions préjudiciables à la gestion de
la crise entre autorités de tutelles respectives. Il fait état d’une
difficulté de doctrine, ces opérations faisaient progressivement l’objet d’une
théorisation. Une doctrine, une théorisation, la France a fourni aux
tueurs les moyens de leur ambition[19]. A partir de février 1992, un
officier français conseille le président de la République et le conseiller du
chef d’état-major des FAR sur l’organisation de l’armée, l’entraînement et
l’emploi des forces[20]. L’armée française est au cœur du dispositif.
En 1993, l’amiral Lanxade, autorise le Commandement des Opérations Spéciales à
développer des capacités de guerre psychologique au Rwanda qui servira de laboratoire. Le COS est placé sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées, lui-même placé
sous l’autorité directe du président de la République. Le lien est organique et
on ne peut plus direct. Le COS, est le bras armé du pouvoir[21].
Menacer du gel de l’aide, Habyarimana signe les
Accords d’Arusha en août 1993 qui prévoient la fusion du FPR et des FAR et
l’installation d’un gouvernement de transition. La MINUAR est créée en octobre
1993[22], en décembre il ne reste que 24 coopérants militaires français et 600
soldats du FPR s’installent à Kigali pour protéger les représentants du FPR. Le colonel Bagosora
et les durs du régime refusent de partager le pouvoir et organisent une structure
parallèle secrète qui instrumentalise les milices et organisent des troubles.
Des machettes sont distribuées en grand nombre et le 6 avril 1994, l’avion
présidentiel est abattu donnant le signal du déclenchement du génocide.
Comment s’est mise en place cette intoxication psychologique ? Dès la
période coloniale, on s’évertue à distinguer Hutu et Tutsi selon la vision
racialiste de l’époque. Ce distinguo ethnique sera repris par la
suite et intériorisé par une partie de la population. Mais il faut beaucoup
plus pour provoquer un génocide.
Le témoignage de Richard Mugenzi, opérateur radio est instructif[23].
Rare Rwandais à être polyglotte (kinyrwanda, swahili, lingala), Mugenzi est
recruté par les FAR pour intercepter les communications radio du FPR. Il est
formé par des instructeurs français aux techniques de guerre psychologique
comme utiliser une fréquence ennemie pour faire passer de faux messages ou pour
diffuser des bobards. Son travail consiste
à intercepter des communications et à les traduire en français. Ces
interceptions sont destinées à l’opinion publique rwandaise, aux FAR et aux
officiels à Paris. Il travaille sous la supervision directe du colonel Nsengiyumva,
chef des renseignements. Avec l’approbation de ses instructeurs français, il
rédige des bobards que Mugenzi relaie. Ces bobards ont plusieurs buts :
faire croire que le FPR est directement soutenus par l’Ouganda afin de
disqualifier sa cause ; remonter le moral des FAR quand celui-ci
s’effondre, etc. Selon Mugenzi, au fur et à mesure que la situation se dégrade jusqu’en
1994, le nombre de bobards augmente et représente 30% des messages. Afin
d’amplifier cette action psychologique, les extrémistes créent la RTML en 1993,
la sinistre radio-machette qui se chargera d’étendre la
propagande ethnique aux campagnes afin de faire croire que l’ennemi extérieur c’est le
FPR, l’ennemi intérieur c’est les Tutsi[24].
En influant sur les perceptions avec la propagande, surtout grise et
noir, les alchimistes de la DGR ont provoqué une altération profonde du réel:
on combat des Khmers noirs alors qu’il n’y a aucun lien avec l’Asie du SudEst,
on confond FPR et Tutsi au point où, en février 1993, le
ministre de la Coopération Marcel Debarge
appelle tous les Hutu à s’unir contre le
FPR, ce qui constitue dans ce contexte, un
appel à la guerre raciale[25]. L’Elysée aussi, nourrit de schéma ethniste élaboré par ses propres
troupes, s’est auto-intoxiqué ce qui explique probablement le dénie de Védrine et
de Juppé quant à la responsabilité de la France. Mais certains militaires ne
cachent pas leur orientation. Lors de l’opération Turquoise (juin 1994), à la fin d’une cérémonie, un cadeau est
offert à l’amiral Lanxade qui
est venu faire une tournée sur le terrain. Cintré dans son uniforme de marin,
il déballe le présent. Il s’agit d’une plaque de bois, découpée de manière à
figurer les contours du Rwanda. En guise de décoration, sont apposées de
petites machettes. Debout, aux côtés de l’amiral, fier de son idée, le colonel Sartre sourit. Il rayonne de
contentement[26].
[1] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.15
[2] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[3] Ministère de la défense nationale,
Instruction provisoire sur l’arme psychologique TTA 117, juillet 1957, p.9
[4] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.49
[5] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort,
l’école française.
[6] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.48
[7] FPR : Front Patriotique Rwandais
[8] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable.
p.270
[9] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable.
p.268
[10] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.458
[11] Commission d’Enquête
Citoyenne (2004) p.147
[12] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.364
[13] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.279
[14] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.242
[15] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.243
[16] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.280
[17] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.248
[18] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.246
[19] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.252
[20] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.179
[21] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.277
[23] Jean-François DUPAQUIER, l’agenda du génocide. Le
témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Karthala, 2010, 364p.
[24] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.450
[25] Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.360
[26] Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.106